140 entreprises

La version originale de cet article a paru dans la revue L'Economiste Maghrébin

No. 294, août 2001, pages 22-24


Par Mohamed Louadi, PhD

Trois mille kilomètres parcourus, trois mois de navette sur onze gouvernorats et cent quarante entreprises industrielles tunisiennes visitées sur place. Tel est le bilan réalisé récemment dans le cadre d'une mission de sensibilisation des entreprises à l’Internet, au courrier électronique et au commerce électronique.

 

Les entreprises étaient diverses à plus d’un titre et il n’y en avait pas deux qui se ressemblaient, pas même celles qui opéraient dans le même secteur ou qui étaient situées dans la même zone industrielle. Mais il y en avait un grand nombre qui avaient les mêmes problèmes, soucis et besoins en termes de nouvelles technologies de l'information et de la communication.

 

Ces entreprises vont de la fabrique de savon, centenaire et symbole de l’indépendance et de la solidarité qui a jadis donné lieu à un documentaire «La Chaîne d’Or» relatant le sacrifice consenti par les femmes de la ville qui ont accepté de vendre leurs bijoux et leur dot pour «récupérer» et tunisifier la «fabrica», à cette entreprise aux apparences de château d'un autre âge exportant ses produits aux quatre coins du monde et ayant réussi la gageure de marier un cadre de travail au charme moyenâgeux avec des méthodes modernes basées sur la micro-informatique et les réseaux d'ordinateurs.

 

Et puis cette autre entreprise spécialisée dans les lampes halogènes et où l’on fabrique la lampe la plus économique du monde. Un associé allemand, rencontré sur les lieux, nous avait lui-même confirmé que l’ouvrière tunisienne y travaillant était entre 15 et 20 fois plus productive que son homologue allemande.

 

Une autre entreprise du centre, spécialisée dans la fabrication de produits para-pharmaceutiques et d’articles pour bébés, s'enorgueillissant de promouvoir les techniques de fabrication les plus modernes est parvenue à économiser près de 80.000DT sur un projet de partenariat rentabilisant ainsi d'un clic de souris l'achat du PC de 1,500DT grâce auquel l'accès à l'Internet lui a permis de repérer une opportunité d'affaires plus intéressante que celle dénichée à la foire de Düsseldorf.

 

Alors que l’échéance du démantèlement des barrières douanières se rapproche de jour en jour, un bon nombre d’entreprises en sont encore à l’état de l’optimisation des processus de production avec peu ou pas de considération pour le marketing et la distribution. Certaines, bien que conscientes de la nécessité d'un logo, par exemple, semblent ne pas considérer qu'en avoir un soit une priorité et ce, même après plusieurs années d'activité.

 

D'autres tiennent tant à ne pas compromettre la relation les liant à un client étranger qu'elles répugnent à en chercher d'autres de crainte d'aliéner leur partenaire actuel sachant pertinemment bien que les lendemains sont peu sûrs, surtout dans le secteur textile où la concurrence des pays de l'Europe de l'est ayant déjà tenté leur chance au début des années 90, reprennent du poil de la bête.

 

Et puis il y a cette autre d’entreprise en activité depuis quatre ans et réalisant un chiffre d’affaires plus qu’honorable dot le gérant ne s’est toujours pas résolu à ouvrir un compte en banque et à se doter d’un chéquier et ce, non par ignorance, loin s’en faut, mais par protestation, convaincu qu'il est que les banques n’ont pas encore compris que leur intérêt est celui des entreprises et vice-versa.

 

L'on n'oubliera pas de citer cette entreprise à 35 km de la capitale qui a aménagé une salle baptisée le bureau Internet que tous les responsables doivent fréquenter afin de faire des comparaisons de prix, localiser les concurrents, les clients et les fournisseurs. En quoi est-ce que ce que fait cette entreprise différent du commerce électronique, même dans sa définition la plus élémentaire?

 

L’Internet et ces entreprises

 

Rappelons qu'en totalité, près de 7.000 entreprises tunisiennes sont déjà connectées à l’Internet via le courrier électronique. Mais celles-ci ne constituent encore que 12% des 330.000 internautes actifs selon les dernières statistiques.

 

L’Internet n’est pas tout à fait une nouveauté pour ces entreprises puisqu'elles ont été sélectionnées parce qu'elles avaient une connexion électronique. Fait notable, sur les 140 entreprises visitées, 50 dirigeants (près de 36%) ont pris le soin d'imprimer leur adresse électronique sur leur carte de visite et seulement six (moins de 5%) ont utilisé leur nom personnel dans ce qui devrait normalement être l'adresse électronique de l'entreprise dont ils sont les premiers responsables. Une entreprise a été si mal conseillée que son adresse électronique tient sur 36 caractères rendant ainsi ardue son écriture sans erreur.

 

L’occasion nous a d'ailleurs été donnée de constater que toutes les entreprises n'utilisent pas le courrier électronique et que toutes ne vérifient même pas leur courrier ou n’y répondent pas. Certaines parce qu'elles ont oublié leur mot de passe, d'autres parce qu'elles oublient ou n'en ont pas acquis le réflexe et d'autres encore parce qu'elles ne savent pas.

 

Pour celles qui utilisent le courrier électronique ou l'Internet, et particulièrement celles qui ne disposent que d'une connexion téléphonique plutôt que d'une liaison spécialisée, le problème le plus souvent cité est lié à la qualité et à la fiabilité des connexions qui ont de la peine à ne pas être interrompues, endommageant parfois les boites de réception des utilisateurs ou compromettant le téléchargement de fichiers d'échantillons graphiques de produits que leur envoient leurs partenaires à l'étranger. Parfois ces derniers prétendent avoir effectué des envois qui ne sont jamais reçus du coté tunisien.

 

Il semble par ailleurs exister une disparité dans le degré d'avancement informatique des entreprises des régions par rapport à celles des grandes agglomérations. Les entreprises des zones reculées sont dotées de systèmes archaïques et ce, non pas parce qu’elles l’ont bien voulu ou parce qu'elles ignorent sciemment cet aspect de leur cycle de développement, mais plutôt en raison du manque de compétences informatiques alentour. En effet, quand elles sont disponibles dans les grands centres, les compétences informatiques sont peu disposées à s'établir loin de la capitale et les fournisseurs de matériel, de logiciel ou de services sont pour la plupart concentrés dans les grandes villes. C’est ainsi qu’il est rare de trouver des entreprises tunisiennes disposant d’un ERP, par exemple, qui ne soient pas à Tunis, Sousse ou Sfax ou n’appartenant pas à un grand groupe. Encore une fois, cela est essentiellement dû au manque de soutien, de conseil et de service après-vente performant et rapide dans les régions. Ces entreprises ne courent donc pas de risques et ont plutôt recours à des programmes informatiques simples développés spécifiquement pour elles par des compétences locales.

 

Celles disposant d’un site Web incluent celles qui, profitant d’opportunités faussement alléchantes, l’hébergent dans un espace étranger notoirement gratuit. Or elles ignorent que cela n'est pas à leur avantage et que les fausses économies réalisées le sont au détriment de leur image de marque. Ces entreprises se trouvent en fait «forcées» d'avoir ce recours pour plusieurs raisons dont deux essentielles.

 

La première concerne le coût de la mise à jour des sites. En effet, quoique le coût annuel de l'hébergement d'un site en Tunisie varie entre 200 et 1500T pour un espace de 10Mo ou 100Mo respectivement (il est gratuit pour les sites tenant sur moins de 3Mo), c'est le coût de la mise à jour, qui s'élève à 25DT auxquels il faut ajouter 5DT par page, qui freine. Avoir un site qui n'est fréquemment mis à jour défie le bon sens et en avoir un qui est en perpétuelle mutation peut revenir très cher; d'où le dilemme.

 

Le fait que la mise à jour soit assujettie à une démarche administrative rebute les entreprises qui veulent rendre leur présence sur le Web aussi vivante et accessible que possible. Outre le coût de l'hébergement, cette contrainte décourage les entreprises souhaitant avoir un site de l'héberger chez un des fournisseurs de services Internet actuellement disponibles. Cette contrainte amène aussi les entreprises qui ont déjà leur site, à limiter son actualisation et sa mise à jour. En effet, les entreprises perçoivent ces frais de mise à jour comme une pénalisation qui va à contre-courant avec l'esprit même de l'ère électronique où rien n'est immuable. Cette état de fait résulte en une situation telle que nous nous trouvons souvent en présence d'un cimetière de sites qui, une fois conçus et hébergés, ne bougent plus; de véritables statues de sel.

 

La deuxième raison concerne le suffixe «tn» (code associé à la Tunisie dans la table ISO 3166) ajouté aux adresses des sites hébergés en Tunisie. Ce suffixe, gène la plupart des entreprises désireuses de s'engager dans le commerce électronique sur l'internet. car le temps n'est pas encore venu où la Tunisie est une référence et, plusieurs de notre entreprises sont déniées de l'avantage de voir un lien hyper-texte figurer dans les pages Web de leurs partenaires étrangers simplement en raison de ce suffixe. Cela est probablement une extension du fait que la plupart de nos partenaires étrangers hésitent à utiliser le label Made in Tunisia quand bien même leurs produits sont confectionnés, assemblés ou même créés en Tunisie.

 

Notre perception

 

Le fait que nous ayons visité ces entreprises ne nous fait pas prétendre généraliser nos conclusions à toutes les entreprises tunisiennes; nous n'en avons visité que 140 (L'Utica seule représente 140.000 entreprises et l'Api estime le tissu industriel de la Tunisie à 9.300 entreprises dont 1.858 sont totalement exportatrices). Mais force a été de constater que les hommes et les femmes que nous avons rencontrés nous ont laissé avec l'impression que nous avons affaire à des gens qui vont jusqu'à mettre leur santé en péril et, souvent, l’équilibre de leur propre famille en jeu. Une grande majorité parle de qualité qui est souvent non négociable. Beaucoup sont des chefs d'entreprise attentifs aux besoins de leur personnel et parfaitement conscients de l'environnement changeant du tissu industriel tunisien. Beaucoup sont conscients que contrairement aux Européens et aux Américains, leur défi est davantage la gestion de la croissance que la gestion du développement quoique les deux défis s'entremêlent de plus en plus sollicitant toute leur attention et toutes leurs compétences.

 

La pudeur qu'avaient nos entreprises à dévoiler certaines informations «sensibles» (comme leur chiffre d'affaires par exemple), si caractéristique des années 80, est en voie de disparition. Nos entreprises ont fait leur le principe de la transparence et la rétention de l'information n'a été que très rarement perçue. Certaines entreprises sont tout de même si discrètes, qu'elles ne comprennent pas que l'on veuille s'afficher sur l'Internet; une vitrine sur le monde n'est pas précisément ce qu'elles cherchent.

 

Un grand nombre d'entreprises visitées étaient dirigées par des personnes dont l'âge est remarquablement jeune: entre 19 et 25 ans et qui ont déjà acquis, par héritage, habitude ou formation, un sens étonnement aigu des affaires. Ces jeunes sont un modèle pour leurs collègues sortant de l'université qui aspirent encore à un emploi «stable» et «sûr» de salarié ou de fonctionnaire. La nouvelle ère appartient aux jeunes loups et aux entrepreneurs. Même en Tunisie. Surtout en Tunisie.

 

Fait déplorable cependant, quand nos entreprises sont tournées vers l'extérieur, elles le sont trop, ignorant tout des autres entreprises tunisiennes de leur secteur. Des entreprises qui ne sont pas nécessairement leurs concurrentes et avec lesquelles elles peuvent déjà nouer des partenariats autrement plus intéressants afin, justement, de faire face à la menace extérieure. Ignorance ou manque d'expérience? Ni l'un ni l'autre, simplement une difficulté de trouver le juste-milieu entre extraversion et introversion.

 

L'Internet est là depuis 1991, mais le commerce électronique est encore loin. Dans certains cas, plus loin que nous ne voudrions le souhaiter. Les secrétaires que nous avons vues utilisent le même logiciel de traitement de texte que les secrétaires américaines ou allemandes. La main d'œuvre disponible en Tunisie n'est peut-être plus très compétitive du point de vue du coût mais elle l'est sur le plan de la qualité du travail et du sérieux et, pour la plupart des secteurs, comme le textile et la chaussure par exemple, là réside notre facteur clé de succès national.

 

Nos entreprises se dotent de moyens électroniques mais ne savent pas les utiliser à bon escient, non pas par manque de savoir technique (après tout, le courrier électronique est à l'Internet ce que le traitement de texte est à la bureautique) mais par culture. Nous en sommes encore à la tradition orale. La question est de savoir comment passer à la tradition électronique alors que nous ne sommes pas encore passés à la tradition écrite? Plausible ou non, recommandable ou non, le saut de la tradition orale à la tradition électronique, sans passer par la tradition écrite, peut déjà être devenu une nécessité absolue.

 

L'imprimerie fut inventée vers 1440, et la création d'une imprimerie en caractères arabes ne fut créée qu'en 1728 sous le règne du sultan Ahmed III (1703-1730) bien après que les Turcs ne deviennent maîtres de la Tunisie en 1574. Il eut donc fallu près de 288 ans avant que l'imprimerie ne nous soit accessible. Le courrier électronique fut inventé en 1971 par Ray Tomlinson et ne fut adopté en Tunisie qu'en 1989 quand un nœud EARN/BITNET fut installé en utilisant une liaison X.25, soit un décalage de 118 ans. Mais tout comme l'adoption de l'imprimerie de masse prit du temps, il en faudra également pour que le courrier électronique soit généralisé.

 

Il s'agira pour la Tunisie de trouver les moyens pour que ses entreprises puissent aborder l'ère de l'information le plus rapidement possible. Les régions éloignées –et même les moins éloignées– doivent jouir des mêmes systèmes et infrastructures que celles des grandes villes car les grandes zones industrielles ne sont pas toutes à Tunis, Sousse ou Sfax et les programmes de développement régionaux et de mise à niveau doivent s'étendre aux services informatiques et électroniques. Car un jour prochain viendra où pour bon nombre d'entreprises tunisiennes, les dés seront joués et le sort jeté.