L'Internet ou l'agora des temps modernes

La version originale de cet article a paru dans la revue Le Manager

No. 29, décembre 1998, page 61


Par Mohamed Louadi, PhD

On peut facilement imaginer les places de marché de l’antiquité grecque où marchands et passants se mêlaient pour vendre, acheter ou simplement s’imprégner des derniers potins de la ville. Quelques milliers d’années plus tard, il n’y a pas grand-chose de changé dans la définition fondamentale du commerce bien que l’existence d’un lieu géographique commun ne semble plus essentielle au déroulement d’une transaction. Certes, l’existence d’un lieu commun permettait aux acheteurs de mieux jauger le bien qu’ils prisaient en comparant prix et qualité. Mais si jadis le commerce se faisait sur les places publiques, dans l’agora grecque, ou dans les souks nord-africains, de nouvelles technologies ont permis une mutation dans la pratique des transactions commerciales. Ces technologies ont souvent permis à des nations entières de se développer. Ainsi par exemple, les galions et les navires du XVIè siècle ont permis aux Européens de s’ériger en puissances, laissant les autres civilisations sombrer dans le retard et la désuétude économiques.

Une autre technologie est en train de devenir l’élément catalyseur d’une mutation d’une nouvelle ampleur. Cette technologie, l’Internet, est en passe de favoriser ce que plusieurs appellent le commerce électronique.

Point n’est besoin, en 1998, de définir l’Internet. En termes de pénétration technologique, il est comparable à une lame de fond. Mais une des questions fondamentales qui se rapportent au commerce sur l’Internet se dégage de l’histoire et porte sur le danger qu’encourent les pays qui le sous-estiment. L’Europe n’a pu prospérer que suite aux découvertes et conquêtes des XIVè et XVè siècles alors que d’autres, notamment les Arabes et les Chinois, s’étaient soit gardés d’utiliser la technologie qui leur était pourtant accessible, soit coupés du reste du monde alors que l’heure était plutôt à l’ouverture.

Le phénomène de l’Internet se distingue surtout par sa récente explosion. En effet, le nombre d’entreprises reliées à l’Internet est passé de 93 en 1990 à 600 000 en mai 1997. Le volume annuel des transactions effectuées sur l’Internet est aujourd’hui estimé à 200 millions de dollars. D’aucuns estiment que les commerçants de l’Internet ont empoché quelques 518 millions de dollars à la fin de 1997 et que le volume des échanges sur l’Internet atteindra 6,6 milliards en l’an 2000.

L’Internet a un potentiel énorme non seulement en tant que véhicule pour le commerce électronique, mais aussi en tant que substitut à la manière traditionnelle de faire des affaires. Citons par exemple Amazon.com, une librairie virtuelle qui dispose de près de 2,5 millions de titres qu’elle vend à l’échelle mondiale, vingt-quatre heures sur vingt-quatre et exclusivement sur l’Internet.

L’association entre l’infrastructure des télécommunications d’un pays et sa croissance économique est telle que ceux qui choisiront d’ignorer les possibilités offertes par l’Internet pourraient connaître de sérieux déboires. Pour que les pays en développement puissent faire partie de l’agora des temps modernes, il s’agira d’accélérer la pénétration d’outils de communication, tels le téléphone et le modem, dans les foyers. Il s’agira aussi de modifier les systèmes de tarification du téléphone qu’ils ont hérités de l’ère coloniale et qui sont un frein sérieux à leur montée dans le train désormais en marche du commerce électronique. Ne commettons pas la même erreur en rejetant les galions à canons et en gardant nos yoles à rames. Le faire nous rendrait indignes du XXIè siècle; mais avons-nous vraiment le choix cette fois?