Il faut sauver le soldat Batam

La version originale de cet article a paru dans la revue Le Manager

No. 77, décembre 2002, pages 22-24


Par Mohamed Louadi, PhD

 

Se multiplient les couteaux quand la vache tombe. Et d’autres sont tombées, à en juger par la liste impressionnante de faillites annoncées au cours de 2002. Mais le cas de Batam est particulier à plus d’un titre.

 

Créée en 1988, Batam[i] est devenue un exemple, une «Tunisian success story» étudiée dans les écoles de management et de gestion et connue au delà de nos frontières. A preuve, lors d’une visite à Casablanca, face à une de ses enseignes, le guide marocain nous l’avait présentée comme une «multinationale américaine». Bref, l’exemple à suivre et l’exemple suivi. Qu’en reste-t-il?

 

Souvent, présentée comme une société de distribution au détail spécialisée dans la vente des produits électroménagers, de confort et de loisirs, Batam a peu à peu pris l’envergure d’une société de services financiers ayant par ailleurs diversifié ses produits aux téléphones, aux piscines, aux hors-bords, aux vélos et vélomoteurs, aux produits électroniques, au mobilier, aux équipements de bureaux, aux jouets, à l’habillement, aux produits alimentaires, aux ordinateurs et autres consommables informatiques, …. La liste aurait pu s’étendre à tout ce qui s’achète et se vend et les facilités de payements accordées à tous ceux qui veulent respirer.

 

Diversification et croissance

 

Cette diversification des produits et des activités et la multiplication des points de vente et de leur emplacement géographique s’était faite à une vitesse record. L’élargissement, fut-il progressif, d’une société de sa compétence de base entraîne inéluctablement des risques d’erreur, telle, dans le cas de Batam, cette mauvaise prévision de la demande de climatiseurs résultant en l’accumulation de stocks entraînant des frais financiers incompressibles.

 

Comment est-ce qu’une entreprise peut-elle finir par devoir bien plus qu’elle ne vaut? Si tant il est vrai que la valeur totale de Batam s’élève à quelques 160MDT, elle devrait à ses créanciers près de 280MDT. Si cela est vrai, cela voudrait dire que Batam avait passé des mois à s’embourber et à s’enliser sans le savoir. Or cela n’arrive pas du jour au lendemain. D’autres entreprises et quelques groupes avaient failli se laisser prendre au jeu alléchant des crédits d’investissement et autres, notamment au cours de 2001. Mais nombre d’entre eux se sont «réveillés» à temps et ont appuyé à fond sur les freins.

 

Quand la valse des banquiers commence et que des PDG de banque, leur valise diplomatique en bandoulière, font le tour des chefs d’entreprise leur offrant crédit sur crédit, quand ces crédits, souvent devenus «facilités de caisse», sont offerts sans autre forme de «garantie réelle», et quand lesdits chefs d’entreprise voyant les banquiers plus confiants et plus optimistes qu’eux acceptent la main tendue, l’argent des autres coule à flots et vient rougir chaque jour un peu plus les comptes à découvert. Et quand, par un malencontreux concours de circonstances les clients trouvent soudain pénible d’honorer leurs traites, l’argent cesse de couler et les comptes rougissent encore plus vite. Batam s’est rapidement trouvée dans l’incapacité de financer ses ventes et donc de vendre. Sans le savoir à temps semble-t-il.

 

Beaucoup de systèmes et peu d’information

 

Ne pas savoir où ses comptes en sont est manifestement un problème de système d’information. Pour les entreprises, si les banques ne les préviennent pas, c’est que tout va bien. Or où a-t-il été dit que les banques forment l’extension du système d’information d’une entreprise ? Un bon système d’information est un système qui renseigne d’une manière aussi fidèle que possible et dans les délais les plus courts, immédiatement de préférence, sur l’état des stocks. De tous les stocks. Y compris les stocks d’argent. Avoir ces informations avec un mois de délai est passagèrement excusable; ne pas les avoir même après six mois ne pardonne pas.

 

Les analystes ont bien noté une gestion des stocks erratique; le compte client, un autre type de stock, avait également été perçu comme «structurellement élevé» par ces mêmes observateurs. Le gonflement simultané de ces deux comptes nécessite déjà un financement extérieur, d’où davantage de crédits. S’ajoutent à cela d’autres difficultés. A partir de septembre 2001, Batam avait commencé à avoir des difficultés de trésorerie qui, en s’aggravant progressivement, avaient commencé à l’empêcher d'honorer ses engagements vis-à vis de certains de ses fournisseurs, notamment les banques. D’où le gonflement du compte fournisseurs.

 

Batam avait des systèmes Oracle et Unix, des bases de données clientèle très bien fournies, des catalogues fournisseurs des plus complets, des clients-serveurs avec plein de clients et de serveurs, un call center, des catalogues, etc. Mais l’information qui devrait alimenter ces systèmes autant que le sang alimente un corps exsangue était manifestement absente ou sans valeur pratique puisque Batam semble avoir été prise de court en ce qui concerne les informations les plus cruciales.

 

Logiquement, la croissance de Batam aurait dû s’accompagner d’un système d’information sur les effets à recevoir et ceux à payer capable de réagir au quart de tour en plus d’un ou de plusieurs sous-systèmes permettant d’adapter les offres de chaque point de vente à la clientèle du quartier mais également d’analyser le profils de chaque type de clientèle en fonction de la gamme de produits offerts. Une telle stratégie de systèmes d’information, si elle avait existé, aurait dû être alignée sur la stratégie du groupe. Pour exister, elle exige une expérience dans l’analyse et l’accumulation d’informations hautement fiables et régulièrement (quotidiennement) actualisées de plusieurs années. Cette expérience dans les systèmes d’information peut très difficilement être obtenue en une décennie. L’on ne peut trouver aucun exemple dans les annales des entreprises où le développement d’un système d’information avait suivi et accompagné une croissance aussi rapide que celle de Batam.

 

Etait-il facile d’avoir de tels systèmes avec une telle qualité d’information? Rien n’est moins sûr dans le cas d’une entreprise à la croissance fulgurante, qui, rappelons-le, n’a pris que 14 ans pour devenir la success story tunisienne dont nous devrions encore être fiers.

 

Y a-t-il un espoir ?

 

Le 22 octobre, Maghreb Rating décida d’abaisser les notes attribuées à Batam, décision résultant de la mise imminente sous administration judiciaire de plusieurs sociétés du groupe. Le communiqué note explicitement, et cela ne constitue rien moins que l’appréciation de Maghreb Rating, que «Cette décision ne préjuge en aucune manière des chances de redressement futur de l’entreprise».

 

Le plan de restructuration présenté par Batam n’a au demeurant pas déplu à Maghreb Rating qui l’estime «cohérent» et s’attaquant aux «problèmes de fond» minant la situation du groupe dont l’endettement, la rentabilité et la croissance externe. Maghreb Rating estime même que si ce plan de restructuration est réalisé dans son intégralité et sauf impact négatif de la conjoncture économique, la situation financière de Batam devrait pouvoir se restaurer durablement. Cela fait beaucoup de conditionnel et de «si». Mais tant qu’il y a des «si», il y a de l’espoir. L’accord conclu par Batam de s'engager à payer comptant tout nouvel achat, de payer 30% des dettes arriérées, et de payer 30% de ces mêmes arriérés  dans les six mois nous permet de le croire car cela permettra au groupe de n'avoir plus que 40% d'arriérés à payer. Cela est possible avec un peu d'aide. 

 

Et de l’aide il y en a et il peut y en avoir davantage. L’infusion de 27 MDT accordée par le pool bancaire créancier du groupe, avec Citibank en tête, dans l’espoir de lui permettre de reprendre ses activités commerciales en attendant les résultats du plan de redressement peu ne pas être de nature purement euthanasique.

 

Souhaitons pour le mieux car les répercussions de la disparition de Batam ne sont pas uniquement de nature économique. Il faudra attendre longtemps avant qu’une autre Batam ne voie le jour. Pour certains, il est probable que si des sociétés du groupe doivent être sauvées, ce sera Batam et Bonprix. Qu'à cela ne tienne.

 

 

Le plan de restructuration présenté par le conseil d’administration de Batam s'articule autour des points principaux suivants:

 

·   Réduction des effectifs

·   Réduction des charges d'exploitation

·   Refonte de la stratégie commerciale en vue de redresser les marges

·   Réduction volontaire du montant des ventes à crédit

·   Réduction des stocks

·   Réaménagement de l'organigramme

·   Cessions d'actifs financiers et immobiliers (cette décision d'une importance capitale, témoigne de la profonde remise en cause stratégique à laquelle se sont livrés les actionnaires fondateurs de Batam)

·   Ré-injection en compte courant associés des dividendes 2001 par les principaux actionnaires détenant 85% du capital

·   Emission d'un emprunt obligataire de 30 MDT destiné à résorber intégralement les impayés auprès des fournisseurs et à se substituer partiellement à la dette bancaire court terme (d'où un impact modéré sur le niveau d'endettement global de Batam).

 

 



[i]   Par Batam ou groupe, nous nous referons aux sociétés suivantes: HELA BATAM, Bonprix, CVG, Galerie des Marques, Intimité, SGD, GMS Kinderland, Centrale de distribution, Smak, Sopit, Batam Services, Evolution Conseil, Media Store et Media Sale.