L'Internet: décentralisation de Innis ou

village global de mcLuhan?

La version originale de cet article a paru dans la revue Image Economique, Québec, Canada

Vol. 19, janvier 1995, pages 24-28.


Par Mohamed Louadi, PhD

Professeur au Département des sciences de la gestion et de l'économie

Université du Québec à Trois-Rivières

Maints auteurs et philosophes de la technologie de l'information ont prévu le futur dans lequel nous nous trouvons aujourd'hui et de ce qu'il adviendrait de la société à la veille du XXIe siècle. La France a eu son Jacques Ellul, les États-Unis leurs Leavitt, Whisler et autre Orwell, et le Canada a eu Marshall McLuhan et Harold Innis. Ce qui est en train de se réaliser n'est pas tant ce que Ellul, Whisler, Leavitt ou Orwell ont prédit, mais bien ce que Innis et McLuhan avaient prophétisé. Si Innis est le professeur de McLuhan et si ce dernier est davantage réputé pour sa notion de Village Global et pour son «The medium is the message», leurs prédictions sur l'impact des technologies de l'information sur la société semblent être divergentes mais, ironie des contradictions, toutes deux réalisées. Oui le monde est devenu un village global grâce à l'Internet et oui les humains sont de plus en plus isolés grâce à ce même Internet. Comment est-ce que tout a commencé?

L'Internet

Aujourd'hui, aucune revue --spécialisée ou non--, aucun livre, aucune chaîne de télévision et aucune station de radio ne s'est privé de consacrer un "spécial" au phénomène Internet. Une recherche sur 71 765 articles de journaux informatiques publiés en 1994, a révélé que l'Internet a fait l'objet de 4 126 articles publiés dans des revues telles que Datamation, Business Week, The New York Times, etc. Pourtant l'Internet ne date pas d'hier. Au tout début et au plus fort de la Guerre froide, les Américains craignaient que leur patrimoine informatique ne devienne la cible des missiles des Soviétiques. Les ordinateurs du Pentagone, dont dépendait l'arsenal américain, étaient éparpillés de par le territoire des États-Unis. Afin d'assurer une moins grande vulnérabilité, les Américains avaient commencé à inter-connecter ces ordinateurs, mais cela ne suffisait pas car le lien entre deux ordinateurs donnés pouvait encore être détruit. On pensa alors à créer une redondance des liens de sorte que le tout ne tarda pas à ressembler à une vraie toile d'araignée. Cette toile d'araignée, un vrai réseau de réseaux, s'appelait alors l'ARPAnet (Advanced Research Projects Agency network). En 1987, le réseau changea de nom et d'administrateur. Il devint l'internet (comme pour internetworks, avec un i minuscule). Le nouvel administrateur n'était rien d'autre que la prestigieuse National Science Foundation (NSF). À partir de 1987, le réseau s'internationalisa. Aux États-Unis vinrent se joindre la France et le Canada au mois de juillet 1987. L'internet devint alors l'Internet (avec un I majuscule). La partie américaine s'appelait désormais le NSFnet, la partie canadienne Ca*net, la partie belge Belnet, la partie québécoise RISQ, etc. Aujourd'hui, pas moins de 75 pays et 40 000 réseaux sont connectés avec 1,5 millions d'ordinateurs. Le nombre d'utilisateurs augmente au rythme quasi-vertigineux de 10% par mois à la cadence de deux nouveaux utilisateurs par heure, ce nombre atteindra les 180 millions avant la fin du siècle selon l'Internet Society, soit plus de six fois la population totale du Canada. Le nombre de pays qui n'ont qu'un accès partiel à l'Internet (messagerie électronique seulement par exemple) s'élève à 152 et le nombre de conférences électroniques s'élève à 800 000.

Aujourd'hui, des transmissions par fibre optique transfèrent des données au rythme de 40 milliards de bits par seconde. Ceci équivaut à 5 milliards de caractères latins, ou à 954 exemplaires d'un roman de Robert Ludlum en moyenne, environ 557 000 pages de texte par seconde. La quantité d'informations disponible sur l'Internet se chiffre à 9,2 tétra-octets d'après ComputerWorld, soit l'équivalent de 3,5 millions d'exemplaires du Larousse français. Si fait, qu'une journée entière peut être perdue à chercher une information quelconque. Heureusement, cette recherche est facilitée grâce à des agents (logiciels/outils de recherche textuelle) tels que Mosaic ou Netscape. Actuellement, deux millions de copies de Mosaic sont utilisées et une moyenne de 30 000 à 50 000 copies sont acquises gratuitement chaque jour sur l'Internet. Grâce à Netscape (dix fois plus rapide que Mosaic), vous pouvez vous connecter sur l'Internet Shopping Network (ISN) qui vous permettra déjà d'avoir l'impression d'arpenter les dédales d'un centre d'achat pour acheter des logiciels, des pendentifs et des parfums. Avec un mot de passe (l'équivalent d'une carte de membre), vous pouvez choisir parmi 20 000 produits différents. La compagnie qui administre ISN, Home Shopping Network Interactive, Inc., reçoit quelques 250 000 commandes par jour. Le nombre de produits disponibles sur ISN augmentera à 100 000 à la fin de 1995. Bientôt il vous sera possible d'acheter des logiciels tels que WordPerfect et Windows sur l'Internet. Plus de disquettes, plus de manuels de l'utilisateur et davantage d'espace dans nos bureaux. Déjà Adobe vend son logiciel Acrobat de cette manière. Sept mille copies ont été vendues pour 20 $ dès la première semaine et IBM parle de la possibilité de diagnostiquer votre PC sans qu'aucun de leurs agents ne se déplace chez vous, ils n'auront qu'à se connecter à votre PC, via l'Internet, et voir d'eux-mêmes ce dont il retourne.

Que peut-on faire avec...?

Si vous êtes un chef d'entreprise ou un responsable de projet, vous pouvez avoir le plan de votre entreprise affiché sur votre écran. Vous pouvez vous promener de département en département, de service en service et d'étage en étage et même visualiser les photographies des employés qui occupent chacun des bureaux. Vous pourrez même afficher les projets dont s'occupe chacune de vos responsables et leur niveau d'avancement sur un digramme Gantt. Si vous êtes avocat, vous pourrez vous procurer instantanément le texte de toutes les lois concernant le cas de l'instant. Si vous êtes étudiante en linguistique et que vous n'êtes pas sûre de la prononciation exacte du mot anglais focus, vous pourrez appuyer dessus et entendre votre ordinateur multimédia le dire pour vous, et même le répéter. Vous aurez d'autant plus la chance de le faire que vous êtes inscrite à un collège ou université de l'Ontario. Vous pourrez accéder à plus de 30 000 bases de données sur des sujets aussi divers que vous pouvez l'imaginer. Et puis pourquoi s'abonner à McLean's pour recevoir la revue trois jours après qu'elle ne soit disponible dans les kiosques, puisque les articles sont disponibles sur l'Internet quatre jours avant qu'ils ne soient même imprimés? Si vous êtes ingénieur dans un département de R&D, vous pourrez enrichir votre imagination en parcourant gratuitement la liste exhaustive de tous les brevets de toutes les inventions émises depuis 1970 déjà disponibles dans la U.S. Patent Archives. Si vous êtes à la recherche d'un emploi, vous pourrez vous brancher sur CareerMosaic de Bernard Hodes Advertising et soit y poster votre curriculum vitae ou répondre à une annonce sans pour autant que vous ayez écrit une ligne. Si vous êtes chercheur, vous pouvez vous connecter à virtuellement toutes les bibliothèques du monde pour trouver le ISBN ou le titre d'un livre. Si vous êtes artiste, vous pouvez afficher sur votre écran n'importe quel Dali ou Picasso, vous pourrez même parcourir les anciens manuscrits et références pontificales qui n'étaient jusque là disponibles qu'au Vatican.

Si vous êtes une PME soucieuse d'économiser sur le papier, vous pouvez tirer avantage du projet Trade Point, mis en place par la North American Trade Point Corp., AT&T, DEC, l'ONU et IBM et qui relie déjà 39 pays et impliquera 80 à 90% des 185 pays membres de l'ONU d'ici la fin de 1995. Ce programme vous permettra de stocker de l'information sur votre compagnie et la rendre ainsi disponible à qui veut au niveau de toute la planète. Le même programme vous permettra d'accéder à des informations sur les pratiques d'affaires en vigueur dans tel ou tel pays conformément aux résolutions onusiennes de 1992. L'ONU estime que la gestion de la paperasse coûte pas moins de 300 milliards de dollars annuellement. L'objectif de Trade Point est de réduire ce coût d'au moins 25% d'ici l'an 2000. Kenny Greenberg, le gérant d'une PME, Krypton Neon, basée à New York, voulait savoir les spécifications des transformateurs au Gabon afin de pouvoir mener à terme son contrat avec une compagnie gabonaise. Il obtint la réponse d'un ingénieur en Afrique du Sud après trois heures. D'après MecklerWeb Corporation, l'Internet n'est plus un marché de masse, mais une masse de micro-marchés chacun relié à tous les autres. Le monde est en effet devenu un village global confirmant les visions de McLuhan.

Innis avait-il raison?

Si les connections entre les économies, les entreprises, les marchés et les nations ont fait que le monde ressemble davantage à un village global, il n'en demeure pas moins que les appréhensions de Harold Innis étaient aussi fondées. Les technologies de l'information contribueront à la parcellisation de la famille a-t-il prédit et la télévision ne l'a pas contredit. Les technologies de l'information tenteront de rapprocher les gens mais en fait ne feront que les distancer physiquement. Et le téléphone a tué les salons de thé. En somme, Innis prévoyait que la société serait totalement décentralisée suite aux percées technologiques. Aujourd'hui, le travail à domicile (voir l'article «Le travail à domicile, la micro-entreprise et le développement entrepreneurial» dans ce numéro) est devenu le phénomène du siècle suite justement à ces percées technologiques. Les gens deviennent de plus en plus recluses, de plus en plus renfermées sur elles-mêmes, de plus en plus individualistes et ne savent même plus se parler. N'allant plus au bureau, un travailleur autonome perd un tant soit peu de ses contacts humains. On parle aussi des haves et des have-nots, c'est à dire ceux qui auront accès à ces technologies et les autres. Une nouvelle structure de classe émergera qui sera basée non plus sur le nombre de quartiers de noblesse que l'on hérite comme ce fut le cas il y a quelques siècles, non plus sur l'épaisseur du portefeuille qu'on a en poche comme c'était le cas il y a quelques décennies, mais sur le savoir et la capacité de l'acquérir. Le fossé entre les haves et des have-nots, semble devenir de plus en plus large, bien plus large qu'il ne l'est entre ceux qui ont le téléphone et ceux qui ne l'ont pas (certains pays africains ont de 12 à 50 téléphones par 1000 habitants), entre ceux qui ont un ordinateur et ceux qui n'en ont pas (certaines écoles des ghettos noirs de Los Angeles n'en ont jamais vu), etc.

Conclusion

Si le monde est mieux interconnecté, il n'en est pas moins en voie de se fragmenter. De moins en moins on aura besoin de sortir de sa tour d'ivoire et de plus en plus on sera entraîné dans la course vers la tour de Babel, que constitue l'Internet et autres archives de la connaissance humaine. La résistance aux technologies de l'information est en train de s'effriter. En 1985, seulement 22% de la population avait une attitude positive envers ces technologies. G.Richerd Thomas, vice-président de IBM Personal Computers, prévoit que la proportion s'élèvera à 56% en l'an 1995 et à 68% en l'an 2005. Bientôt, il y aura 2,5 ordinateurs par famille en moyenne selon un récent numéro de Business Week. Selon d'autres sources, ce ne sont pas les entreprises qui se connectent le plus à l'Internet, mais bien les individus. Un village global oui, mais chacun dans sa hutte. Déjà, nos enfants passent en moyenne 9 heures par semaine devant la télévision (28,5 heures selon certaines autres statistiques). C'est dire que si l'espérance de vie moyenne au Canada est de 80 ans (73 pour les hommes), nous passerions 4 ans de notre vie à regarder la télé. Seuls face au tube. Avec une activité cérébrale presque nulle si l'on regarde Murphy Brown. Aux États-Unis, déjà certaines gens passent 18 heures par semaine devant l'écran de leur PC. On n'aura même plus à aller voir le courrier, la messagerie électronique est là pour nous éviter le déplacement. La télévision du futur promet pas moins de 500 chaînes. Et au Nouveau Brunswick, en Nouvelle Écosse et en Colombie Britannique, on continue à parler d'autoroute électronique, le dernier coup de marteau qui nous clouera à notre divan.