L'exode des cerveaux et ses implications:

Ce que l'on peut difficilement planifier

La version originale de cet article a paru dans la revue Le Manager

No. 78, janvier 2003, pages 50-52


Par Mohamed Louadi, PhD

 

Alors qu'il est facile de croire que les économies avancées sont plus nanties en termes de matière grise que les économies émergentes, il est tout aussi facile de constater qu'un grand nombre de personnes hautement qualifiées installées et travaillant aux Etats-Unis, au Canada, en Allemagne et dans les autres pays avancés sont issues de pays moins développés.

 

Des données de la National Science Foundation révèlent qu'en 1995, un peu moins de 1,5 million de personnes hautement qualifiées ayant des diplômes d'ingénieurs sur un total de 12 millions d’Américains sont d'origine étrangère et que 72% sont issues de pays en voie de développement.

 

Les données de la NSF révèlent par ailleurs que plus les qualifications sont élevées et plus la proportion d'émigrés est importante; 23% de ceux détenant un doctorat ne sont pas nés aux Etats-Unis et la proportion des ingénieurs atteint même 40%.

 

Ce phénomène, appelé tantôt «exode des cerveaux» tantôt «fuite des compétences», «fuite des cerveaux» ou encore «hémorragie des cerveaux» avait commencé à devenir plus apparent à partir des années 1960. On estime qu'entre 1966 et 1977 déjà, plus de 500 ingénieurs et cadres tunisiens avaient émigré vers les Etats-Unis et qu’en 1997, le nombre total de Tunisiens installés à l'étranger était de 610.000.

 

Une des implications possibles les plus inquiétantes de ce phénomène est que les investissements réalisés par un pays en voie de développement dans l'éducation et le savoir peuvent ne pas être suivis par le progrès et le développement escomptés.

 

Il en résulte que le développement du pays souffrant de l'exode des cerveaux se trouve davantage ralenti par le nombre restant, plus important en proportions, de personnel et de citoyens moins instruits. Le pays hôte, bénéficiaire de la «fuite» jouit de l'effet inverse: une proportion plus grande de personnel qualifié par rapport au personnel moins qualifié. En plus, les salaires moyens des compétences en défaut dans le pays d’origine augmentent sensiblement et ceux du pays hôte diminuent en conséquence.

 

 

Le problème n'est pas limité aux seuls pays en voie de développement puisque le Canada, par exemple, souffre des mêmes vicissitudes des temps modernes à l'avantage de son voisin du sud qui, à son tour, voit, mais dans une moindre mesure, ses meilleures compétences se diriger vers l'Extrême-Orient (Hongkong entre autres). Mais il est indéniable que le contre-coup de l'exode des cerveaux est plus marqué dans le cas des pays en voie de développement car le fossé Nord-Sud, au lieu de se resserrer, s'élargit.

 

Alors que le problème est réel et perceptible pour un grand nombre de pays, dont l'Inde, l'Afrique du Sud, la Russie et l'Europe de l'est, entre autres, il se heurte à une difficulté de taille ayant rapport à la difficulté de le mesurer par des moyens statistiques fiables et reconnus. Des données approximatives peuvent néanmoins être obtenues de l'Organisation de la Coopération et le Développement Economiques (OCDE), de l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) et du Bureau International du Travail (BIT), entre autres. Incomplètes, souvent datées, et sans aucun doute imparfaites, ces données nous permettent néanmoins d'apprécier l'ampleur du problème, si ce n'est dans le sens absolu du moins dans le sens relatif. Les données de l’OCDE par exemple, couvrent 61 pays, soit approximativement 70% des mouvements migratoires en provenance des pays en voie de développement.

 

Ainsi, selon les données disponibles, nous apparaît-il que 54,3% des migrations en provenance des pays en voie de développement sont destinées aux Etats-Unis. Parmi celles-ci, seulement 95.000 (sur un total de 7 millions d'immigrants) proviennent de l'Afrique et sont d'un niveau d'instruction supérieur. Les pays africains les plus touchés sont l'Egypte, le Ghana et l'Afrique du Sud.

 

Certes, ces proportions semblent négligeables à l'échelle globale, mais elles peuvent se révéler plus importantes au niveau des pays d'émigration. Ainsi, si moins de 10% de la population tunisienne est installée à l'étranger, 30% de cette diaspora (estimation de 1997) représente la proportion la plus instruite et peut être considérée comme faisant partie du phénomène de l'exode des cerveaux. Parmi ces derniers, 80% se trouvent aux Etats-Unis et en Europe. La totalité œuvrent dans les domaines de la recherche et du développement, l'enseignement, l'ingénierie et la médecine.

 

Les pertes des pays pauvres

 

En 2001, le rapport sur le développement humain du PNUD a estimé à 2 milliards de dollars les pertes accusées par l'Inde en ressources humaines dues à émigration de ses informaticiens. L'Inde est un pays où près de 100.000 personnes émigrent vers les Etats-Unis annuellement; chacune de ces personnes aurait coûté à l'état indien entre 15.000 et 20.000 dollars en formation. Les estimations de l'investissement moyen par cadre pour les autres pays en voie de développement sont à peu-près égales à 20.000 dollars. Les pays les plus pauvres «perdent» près de 50.000 dollars pour chaque étudiant arrivé au stade de l’université.

 

Selon l'Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), 100.000 professionnels africains (médecins, enseignants, ingénieurs...) ont migré vers d'autres cieux entre 1985 et 1990 et travaillent en Europe et en Amérique du Nord. On estime à 20.000 le nombre de cadres supérieurs africains qui quittent chaque année le continent pour mettre leur savoir et leur savoir-faire au service des pays développés. Selon The Economist, plus de 10.000 instituteurs avaient quitté l’Equateur depuis 1998. Plus de la moitié des médecins ghanéens avaient quitté leur pays depuis 1998, dont 120 cette année là.

 

Les pertes pour les pays arabes s’élèvent à 200 millions de dollars résultant de l'absence de 450.000 diplômés d'universités arabes de leur mère patrie. Le déficit en matière de ressources humaines enregistré par le Maroc par exemple s’aggrave à mesure que le secteur se développe et a été estimé en juin 2001 à une moyenne de 20% par an.

 

Ces données sont en fait moins fiables en ce qui concerne les flux vers les autres pays de l'OCDE (autres que les Etats-Unis) et ce, particulièrement en ce qui concerne l'Algérie, le Sénégal et la Tunisie. A noter, cependant, que la plupart des émigrants de ces pays ont pour destination la France où Algériens, Marocains et Tunisiens représentent 40% des immigrants.

 

Beaucoup des émigrants quittent leur pays pour ne pas y revenir et y fondent des familles tant et si bien que nous parlons aujourd'hui d'émigrés de première génération, de deuxième génération, etc.

 

Les raisons du non retour

 

Selon une étude effectuée il y a plus de 10 ans par l'Institut National du Travail et du Service Social tunisien, les raisons qui incitent les diplômés tunisiens à demeurer en Europe, en Amérique du Nord et au Moyen-Orient sont la difficulté de trouver un emploi stimulant et motivant en Tunisie. D'entre ceux qui reviennent avec l'espoir de s'établir en Tunisie, plusieurs, découragés, décident de repartir pour toujours. Des Tunisiens vivant à l’étranger hésitent à retourner dans leur pays de crainte que leur spécialité ne soit si déconnectée des réalités du pays qu’ils en deviennent eux-mêmes ipso facto inutiles.

 

Les boursiers de l’Etat qui ont été envoyés à l’étranger à destination d’universités pré-selectionnées ne comprennent pas pourquoi leur diplôme, une fois obtenu, doit être assujetti à un concours ou à des procédures d’équivalence.

 

Mais si ces équivalences ne sont généralement qu’une formalité pour les diplômés délivrés par les universités les plus réputées, les cadres supérieurs ayant accumulé une expérience notable à l’étranger n’ont pas la même consolation. Ces derniers se voient souvent dégradés et se trouvent face au parcours du combattant ayant à refaire tout le parcours des promotions afin de récupérer leur grade. Si leur désir de rentrer chez eux est sincère, beaucoup de Tunisiens à l’étranger attendent que les textes changent à leur avantage.

 

Une autre raison citée concernant les chercheurs et les ingénieurs de haut niveau est le manque d'équipements et les faibles incitations à la recherche existant en Tunisie. Le symptôme relevé est l'existence d'une inadéquation entre le système éducatif tunisien –trop orienté vers le modèle d'un pays développé- et les besoins réels du pays faisant qu'il produit bien plus d'ingénieurs qu'il n'en faut et pas assez de techniciens. Le rapport estime par ailleurs que l'émigration permanente des cadres tunisiens équivaut à un manque à gagner annuel de 4 millions de dollars canadiens pour l'économie tunisienne.

 

Qui s’en va?

 

Jusqu’en 1980, le problème de l’exode des cerveaux était perçu comme un phénomène ne concernant que les individus pauvres, peu instruits et non qualifiés. Des études avaient permis de révéler que l’exode concernait également des individus qualifiés, instruits et appartenant à la classe moyenne de leur pays d’origine. Avec l’éveil des anciennes colonies, devenues entre temps pays en voie de développement, des hordes d’étudiants traversaient mers et océans. Ainsi d’après une étude de la NSF, les deux-tiers des doctorats obtenus aux États-Unis étaient obtenus par des étudiants qui étaient nés dans d’autres pays. De plus, seulement la moitié de ceux qui y obtiennent un PhD y sont encore cinq ans plus tard. En d’autres termes, les études constituent, de facto, un canal inestimable de fuite. Plus de 60% des étudiants éthiopiens ne reviennent jamais dans leur pays. Cela a été perçu essentiellement dans les secteurs des sciences et de la technologie. Cela avait longtemps échappé aux études et aux statistiques puisque la fuite des cerveaux concernaient des cerveaux qui devenaient des cerveaux alors qu’ils étaient en exil.

 

Bien évidemment, la fuite des cerveaux ne concerne pas uniquement les étudiants. L’Allemagne avait absorbé près de 10.000 programmeurs venant essentiellement de l’Inde et de l’Europe de l’est depuis juillet 2000. Transformée, l’Irlande envisageait d’ «importer» 20 fois autant en sept ans.

 

Les périls pour le secteur des TIC

 

L'on prévoyait qu'en 2002, l'Europe occidentale accuserait un déficit de 1,6 million de spécialistes en technologies de l'information, l'équivalent de 12% de la demande. En 1998, le quota annuel de 65.000 visas américains normalement réservés aux personnes hautement qualifiées était déjà épuisé au mois de mai. En réponse, le Sénat américain avait décidé de porter le quota à 300.000 pour 1999-2001.

 

D'autres études relèvent les insuffisances que de nombreux secteurs technologiques dans les pays importateurs de matière grise sont appelées à connaître. C'est le cas, notamment, des réseaux numériques dans lesquels les besoins, jusqu'à l'horizon 2002, sont évalués à 67.000 spécialistes en France, à 31.000 en Angleterre et à 188.000 en Allemagne.

 

Et le problème risque d'empirer car, selon une étude réalisée en 2000, le besoin en ingénieurs en technologies de l'information et en communication atteindra en France 1,1 million de personnes en 2010, soit environ 400 000 créations nettes d'emplois. La même étude fait remarquer que «l'écart entre les besoins annuels estimés à 20.000, et les quelques 7.000 ingénieurs diplômés chaque année dans les disciplines concernées chaque année est préoccupant».

 

Après avoir tenté de produire des qualifications sur la base du fameux système dual (système d'apprentissage et de formation continue qualifiante en accord avec l'Etat au travers du système éducatif, les entreprises et les syndicats), l'Allemagne avait, dans un premier temps, renoncé à cette stratégie pour se tourner vers l'immigration.20 000 green cards, par allusion aux permis de travail américains, ont été accordées permettant le recrutement d'informaticiens étrangers non communautaires. Validés par le Bundesrat le 14 juillet 2000, ces visas de travail spéciaux qui sont délivrés depuis le 1er août permettent d'accueillir des informaticiens étrangers et leurs famille pour une durée maximale de cinq ans. Ce programme d'immigration -temporaire- est très sélectif puisqu'il est réservé à des «spécialistes» dans le sens où ils doivent être diplômés d'une université ou d'une école dans le domaine des technologies de l'information et de la communication, ou être employés au titre de spécialiste des technologies de l'information en ayant un revenu annuel équivalent à 100.000 marks (50.000 euros).

 

Concernant la France, celle-ci n'a pas abandonné la politique d'immigration «zéro». Mais dans la pratique, le gouvernement français fait preuve d'indulgence, surtout pour les candidats à l'immigration qui sont diplômés. Les ministères de l'Emploi et de l'Intérieur ont, dès 1998, discrètement allégé les procédures d'entrée des informaticiens étrangers pour peu qu'ils soient embauchés et qu'ils soient bien payés: au minimum 27.500 euros (180.000 FRF) bruts par an. Les directions départementales du travail ont été invitées à faire preuve de souplesse avec les cadres étrangers gagnant plus de 3.582 euros bruts par mois. 15% de l'effectif de 280 personnes d'une division de Steria, une société de conseil en informatique, sont des ingénieurs en informatique provenant d'une douzaine de pays différents dont le Venezuela, le Vietnam, la Thaïlande, l'Algérie, la Tunisie et le Maroc. Le procédé de cooptation particulièrement prisé en France fait que chaque salarié qui propose une candidature intéressante reçoit 450 euros. La somme est relativement modique mais ce qui le fait marcher c'est le fait que les étrangers préfèrent travailler avec des gens qu'ils connaissent, souvent des compatriotes. Mais des compatriotes en exil alors que chez eux, les compatriotes ne manquent pas.