La fracture numérique: La nature des dépenses informatiques dans le monde arabe

La version originale de cet article a paru dans la revue Le Manager, le Mensuel de l'Entreprise,  

No. 98, septembre, pages 40-44


Par Mohamed Louadi, PhD

Si l'on en croit certains, les pays arabes ne sont pas en si mauvaise posture en ce qui concerne les technologies de l’information et de la communication. Certains mêmes semblent optimistes quant à la tournure que sembleraient prendre les événements dans ce domaine. Ils basent leur optimisme sur les dépenses et les investissements effectués dans les pays arabes, ou du moins dans certains d'entre eux. L'on juge entre autres par l’évolution du nombre de serveurs Internet, par exemple, et il est vrai qu’alors que nombre de serveurs reliés à l’Internet était de 700 en 1990, il s'était multiplié par 285 pour atteindre 200.000 une décennie plus tard [1].

Cet optimisme est aussi présent dans le rapport intitulé «The Software Solutions Market in Middle East and North Africa, 2001-2006», publié en 2002 par International Data Corp. (IDC) [2]Pour la première fois, cette étude s'était penchée sur le monde arabe et avait pris soin de le subdiviser en régions acceptant le fait que le monde arabe n’est ni singulier ni homogène [3]. Y sont considérés séparément l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis. Le Bahrain, le Koweït, Oman et Qatar constituent la catégorie «reste du Golfe». Le Maghreb inclut le Maroc, l'Algérie, la Libye, la Tunisie, la Mauritanie et le Soudan. La Jordanie. le Liban, la Syrie, l'Irak, la Palestine et le Yémen ont été regroupés sous la catégorie «reste du Moyen-Orient» (RoME).

Il était ressorti de cette étude qu'en 2001, les dépenses que les Arabes avaient consacrées aux technologies de l'information s'étaient élevées à plus de 5 milliards de dollars. Pour la période 2002-2006, les prévisions étaient que le taux annuel de croissance serait situé aux alentours de 17,3%, un taux de croissance très comparable à celui déjà réalisé par la Tunisie en matière d'investissements dans les technologies de l'information depuis le 6ème Plan de Développement économique et social.

 

Considérant ces donnés (et d’autres), il ressort que les pays arabes investissent bel et bien dans les TIC. Mais à y regarder de plus près, l'on remarque que ce n'est pas pour autant que le fossé numérique serait en voie de se rétrécir et ce, pour plusieurs raisons fondamentales, dont nous évoquerons deux.

 

Les pays arabes investissent de plus en plus dans les TIC, mais toujours moins que d'autres pays en voie de développement surpassant uniquement les pays d’Afrique subsaharienne [4].

 

La première est que quelque soit le rythme avec lequel les pays arabes se seraient mis à considérer les TIC comme instrument de développement, ce rythme est encore plus accéléré ailleurs. Par exemple, selon la World Information Technology and Services Alliance WITSA [5]. en 2001, les dépense de l'Égypte représentaient 2,5% du PNB et celles de l’Arabie Saoudite et les autres pays du Golfe, 3,8% alors que la moyenne mondiale était de 7,6%.

La deuxième est que les investissements dans les TIC ne devraient pas être considérés dans leur globalité, mais dans leurs parties constituantes: matériel, logiciel, services, télécommunications, etc. Là et là seulement pourrons-nous voir le niveau d'avancement des pays arabes par rapport aux autres pays. De ce point de vue, les pays arabes, au lieu de créer des logiciels, les achètent, et au lieu de s’acquérir des logiciels de développement (comme par exemple les logiciels d’entreprise avec toutes leurs accumulations de best of breed et de best practices), sont plus prompts à investir dans le matériel, qui, par définition, renferme si peu d’intelligence.




Alors que les dépenses en matériel ne dépassent pas 35% de tous les investissements TIC dans le monde…

… elles continueront à représenter plus de 70% dans le monde arabe [6]. Dans les logiciels et les services, ce sont essentiellement les applications qui représentent la majorité des investissements, une partie relativement faible représentée par le développement …

… avec quelques exceptions entre les pays arabes où l’Arabie Saoudite est pionnière dans les investissements dans les logiciels et les services[7].

En effet, il ressort des analyses que quand les pays arabes investissent dans les TIC, ils investissent davantage dans le matériel que dans le logiciel et les services. Alors que cette tendance pourrait être celle des pays en voie de développement en général, ce sont les pays arabes qui remportent la palme quand il s'agit de calculer le ratio des investissements matériels et ce même en 2005 quand les dépenses en matériel des pays arabes représenteront près de 71%, le ratio le plus élevé du monde [8]

Le taux de piratage dans les 10 pays arabes de la région MENA évalués par la BSA depuis 1994 est en perpétuelle chute[11].  

Deux commentaires s’imposent à ce niveau. Le fait que certains pays arabes figurent en bonne place parmi les pays contre-facteurs de logiciels, expliquerait peut-être pourquoi les données concernant les dépenses en logiciel soient minimisées, le piratage étant réputé diminuer les investissements monétaires en logiciel, le matériel étant plus difficile à copier. Mais cela ne suffit pas car, premièrement, d’autres pays et d'autres régions du monde figurent en bien meilleure place que les pas arabes en ce qui concerne le piratage et, deuxièmement, selon un rapport de IDC datant de 2003 [9] le piratage y est en continuelle diminution. 

 

Le deuxième commentaire concerne les logiciels libres qui sont par essence gratuits (du moins telle en est la perception générale). Or ces derniers, ne sont pas encore parvenus à se frayer une place dans les pays arabes, sans doute en raison de la perception que la langue arabe n’est pas supportée (une autre perception qui compte). Ce n’est donc pas l’engouement des pays arabes pour le logiciels libres qui diminuerait la partie des investissements allouée au logiciel et aux services.

 

En effet, utilisant un index appelé infostate et développé conjointement par l'université du Québec à Montréal et l'UNESCO, l’on peut constater de visu la fracture numérique entre pays ou régions. Selon ses développeurs, l'infostate mesure la «TIC-isitation» d'un pays ou d’une région, c'est-à-dire sa capacité en termes de matériel, de compétences humaines et d'utilisation technologiques [10]

 

Les origines du fossé séparant les pays arabes et les autres pays, notamment avancés, pourraient être trouvées dans des considérations beaucoup plus profondes et auraient un rapport avec la manière dont les Arabes réagissent à tout ce qui est immatériel. Le logiciel, particulièrement, est souvent associé aux données, aux informations (renseignements) et à la connaissance. Or le rapport du PNUD (2003)[12] avait déjà constaté des défaillances, non au niveau du savoir, mais également au niveau de la créativité, de l'innovation et de la R&D. Lorsque l’on réalise que le monde arabe est encore nonchalant dans le développement et la création de logiciel, l’on ne peut que s’inquiéter.

La plupart des pays arabes restent en deçà du niveau de développement technologique (mesuré par un index développé par l'université du Québec à Montréal et l'UNESCO) réalisé par les îles Fidji par exemple en matière de compétences et d’utilisation des TIC et tous sont en deçà d’un pays comme le Portugal [13].  

La conséquence en est que les pays arabes sont non seulement en train d'augmenter leur dépendance par rapport à l'Occident en se faisant Ies consommateurs de leurs produits (tangibles) informatiques, mais en se refusant le droit d'accéder à un niveau supérieur et de demeurer, en plus, des utilisateurs passifs de l'intelligence produite ailleurs. Nos inquiétudes rejoignent celles exprimées dans le rapport de Orbicom [14] qui note que la connaissance et le savoir, comme l’information, sont associés au pouvoir et à la capacité pour l'action. L’accès à l’information, que ce soit sur le Web ou ailleurs, est dérisoire sans le savoir nécessaire pour comprendre son contenu et la possibilité de l’utiliser. Cela fait penser aussi à la relation qu’ont les Arabes en général avec le concept même de l’information, également considéré dans son acceptation de renseignement. Certains avancent qu’il existerait une relation entre l’information (et non la technologie de l’information et de la communication) et la démocratie et la liberté d’obtenir l’information (et non la donnée) ainsi que la manière de la comprendre, de l’analyser, de l’utiliser à bon escient.

 

Si comme l'avance Clement Henry, les pays arabes ont une conception «timide de l'information» [15], alors quel sens donner aux technologies de l'information dont la fonction est d’analyser des informations qui ne sont pas disponibles, ne sont pas fiables, ou ne sont pas utilisables? L’on voit mal dans ces conditions l'utilité de la partie informatique intangible et l’on ne peut par conséquent aisément se faire à l'idée qu'il s'agit là d'un instrument de développement.

 

En somme, si des développements sont effectivement en train d’avoir lieu dans le monde arabe, ils se font au moins aussi rapidement ailleurs élargissant le creuset existant entre les pays arabes et les autres pays, y compris ceux considères en voie de développement.

 


[10] Orbicom (2003). Monitoring the Digital Divide… and Beyond, George Sciadas (Ed.), Université du Québec à Montréal et UNESCO, 182 pages, voir notamment la page 17.

[11] BSA (2001). Sixth Annual BSA Global Software Piracy Study, Business Software Alliance, mai, 9 pages, BSA (2002). Seventh Annual BSA Global Software Piracy Study, Business Software Alliance, juin, 10 pages, BSA (2003). Eighth Annual BSA Global Software Piracy Study – Trends in Software Piracy 1994-2002, Business Software Alliance, juin, 14 pages, et BSA et IDC (2004). First Annual BSA and IDC Global Software Piracy Study, Business Software Alliance et International Data Corp., recalculés par l’auteur pour les pays arabes de la région MENA.

[12] PNUD (2003). Arab Human Development Report 2003, United Nations Development Program, 20 octobre.

[13] Orbicom (2003). Opcit.

[14] Orbicom (2003). Opcit.

[15] On attribue à Henry (1998) le concept de «information shyness» qualifiant les régimes arabes et leur tendance à préférer ne pas divulguer plus d’information qu’il ne le faut. Henry, C.M. (1998). Challenge of Global Capital markets to Information-Shy Regimes: The Case of Tunisia Abu Dhabi: The Emirates Center for Strategic Studies and Research, Vol. 53, Occasional Paper # 19.