Le commerce électronique et le Monde arabe

La version originale de cet article a paru dans la revue Le Manager

No. 47, juin 2000, pages 42-45


Par Mohamed Louadi, PhD

La version originale de cet article a initialement été publiée dans la revue Le Manager, No. 47, Juin 2000, pages 42-45.

Il est désormais concevable que les frontières et les barrières qui ont longtemps divisé les peuples soient en passe de s'effriter et que les nouvelles lois gouvernant les relations humaines soient en train d'assumer une forme nouvelle qui lui est conférée par les nouvelles technologies de l'information.

Aujourd'hui, ces technologies ont, en grande partie, tissé leurs mailles autour du globe et les mots "nation", "communauté" et "frontière" sont à la recherche d'une nouvelle définition. Avec l'avènement de l'Internet et du World Wide Web, le village global, dans le sens de Marshall McLuhan, a peut-être déjà pris forme et la communication n'est semble-t-il plus limitée ni dans l'espace ni dans le temps.

D'autres indications suggèrent pourtant que certains pays prendront plus de temps à s'insérer dans la nouvelle société de l'information et la net-économie. Le fossé séparant les pays occidentaux, asiatiques, africains et arabes serait-il en train d'être comblé grâce aux technologies modernes?

Le classement de The Economist Intelligence Unit

Le 4 mai 2000, une liste établie par The Economist Intelligence Unit classe soixante pays en fonction de leur aptitude à adopter le commerce électronique dans un horizon de cinq ans. Comme l'on s'y attendrait, la première place revient aux États-Unis. La Suède, la Finlande et la Norvège occupaient les rangs suivants.

Le premier pays arabe à figurer dans la liste, l'Arabie Saoudite, occupe le quarantième rang. Les trois autres pays arabes classés sont l'Égypte (49ème rang), l'Algérie (57ème) et l'Irak (60ème). Quant à l'Afrique sub-saharienne, elle n'est représentée que par l'Afrique du Sud (36ème ) et le Nigeria (59ème).

Les 20 premiers pays les plus aptes à embarquer dans la net-économie sont ceux qui combinent une économie et un climat politique propices au commerce électronique avec une infrastructure de communications prometteuse et favorisant l'accès aux masses.

Par contre, les 20 pays les moins aptes, dont justement Égypte, l'Algérie et l'Irak, risquent d'être les laissés-pour-compte du commerce électronique puisque, abstraction faite de leurs potentialités intrinsèques, ils font face à de sérieux obstacles.

Les 20 pays les plus aptes au commerce électronique

Aptitude au Commerce électronique

 

Climat d’affaires

Connectivité

1

États Unis

8.69

9

8.8

2

Suède

8.26

9

8.6

3

Finlande

8.21

9

8.6

4

Norvège

8.00

9

8.5

5

Hollande

8.84

8

8.4

6

Grande Bretagne

8.80

8

8.4

7

Canada

8.66

8

8.3

8

Singapour

8.55

8

8.3

9

Hong Kong

8.52

8

8.3

10

Suisse

8.42

8

8.2

11

Irlande

8.42

8

8.2

12

Danemark

8.41

8

8.2

13

Allemagne

8.32

8

8.2

14

France

8.17

8

8.1

15

Belgique

8.17

8

8.1

16

Autriche

7.96

8

8.0

17

Italie

7.68

8

7.8

18

Israël

7.61

8

7.8

19

Japon

7.43

8

7.7

20

Australie

8.14

7

7.6

Source: The EIU ebusiness forum (tous les scores sont sur 10).

Grosso modo, l'Amérique du Nord et l'Europe sont à l'avant-scène. On remarquera en effet que sur les 15 premiers pays, 13 sont occidentaux. Des pays d'Asie, d'Afrique et du Moyen-Orient dominent parmi les derniers, mais des pays d'Europe de l'Est (la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie et la République Tchèque) et d'Amérique Latine (le Chili, l'Argentine et le Brésil), plus enclins aux reformes, peuplent le milieu de la liste.

Les 20 pays du deuxième groupe

Aptitude au Commerce électronique

 

Climat d’affaires

Connectivité

21

Espagne

8.01

7

7.5

22

Chili

7.85

7

7.4

23

Corée du Sud

7.30

7

7.2

24

Portugal

7.59

6

6.8

25

Argentine

7.22

6

6.6

26

Taiwan

8.13

5

6.6

27

Nouvelle Zélande

8.10

5

6.6

28

Thaïlande

7.27

5

6.1

29

Pologne

7.15

5

6.1

30

Hongrie

7.09

5

6.0

31

République Tchèque

7.07

5

6.0

32

Malaisie

6.91

5

6.0

33

Grèce

6.90

5

6.0

34

Mexique

6.78

5

5.9

35

Brésil

6.37

5

5.7

36

Afrique du Sud

6.25

5

5.6

37

Slovaquie

6.19

5

5.6

38

Indonésie

6.16

5

5.6

39

Turquie

6.06

5

5.5

40

Arabie Saoudite

6.02

5

5.5

Si le village global est une fatalité comme le prétendent certains, les données et les analyses de The Economist Intelligence Unit peuvent en inquiéter plus d'un, et surtout les absents de la liste.

Les absents de la liste

La Tunisie et plusieurs autres pays arabes, dont les EAU, réputés pour leurs efforts dans le domaine du commerce électronique, brillent par leur absence.

Ce sont pourtant des pays qui, d'une manière ou d'une autre, sont des pionniers ne serait-ce qu'en ce qui concerne leur ancienneté sur l'Internet, comme la Tunisie, qui y est connectée depuis 1991.

Le taux de pénétration, un des plus élevés sur la scène arabe, affiché par les EAU et 27 fois plus important que celui de Égypte, ne leur a pas valu de figurer sur la liste.

D'un autre coté, si l'Arabie Saoudite compte plus de 300.000 abonnés, ceci explique très peu de choses puisque les EAU en comptent 400.000.

Ce n'est pourtant pas le taux de pénétration ni le nombre d'abonnés qui expliquent le classement de The Economist Intelligence Unit. Et comme l'on si bien remarqué les analystes de cette dernière, ce n'est guère la taille d'un pays qui est déterminant. De fait, ce n'est pas la taille de la Russie, l'Inde et la Chine qui a aidés ces pays à se classer parmi les premiers. En fait, ces pays sont classés parmi les derniers. A contrario, des pays de taille relativement moindre, comme Singapour, Hong Kong et la Suisse sont classés parmi les premiers.

Il y a des raisons de penser que le fait que la Tunisie ne figure pas parmi les 60 ne veut nullement dire qu'elle devrait figurer après l'Irak. Il y a donc lieu de supposer que l'omission de ces pays est davantage due au manque de données les concernant.

Les 20 pays les moins aptes au commerce électronique

Aptitude au Commerce électronique

 

Climat d’affaires

Connectivité

41

Bulgarie

5.61

5

5.3

42

Venezuela

5.51

5

5.3

43

Roumanie

5.45

5

5.2

44

Russie

5.16

5

5.1

45

Ukraine

4.79

5

4.9

46

Philippines

6.72

3

4.9

47

Pérou

6.36

3

4.7

48

Colombie

6.13

3

4.6

49

Égypte

6.10

3

4.6

50

Inde

5.97

3

4.5

51

Chine

5.88

3

4.4

52

Sri Lanka

5.87

3

4.4

53

Équateur

5.32

3

4.2

54

Vietnam

5.30

3

4.2

55

Pakistan

4.94

3

4.0

56

Kazakhstan

5.07

2

3.5

57

Algérie

4.90

2

3.5

58

Iran

3.60

3

3.3

59

Nigeria

4.54

2

3.3

60

Irak

2.07

2

2.0

Les progrès réalisés par les pays arabes

Les progrès réalisés depuis 1999 par la plupart des pays arabes absents de la liste sont loin d'être négligeables. En 1994, il y avait moins de 500 serveurs arabes connectés à l'Internet. A la fin de 1999, ce nombre a été multiplié par 100. Le nombre d'internautes arabes est aujourd'hui estimé à plus de deux millions.

La Tunisie fournit un exemple de la rapidité d'évolution de l'Internet. En effet, le nombre d'abonnés tunisiens est passé de 100 en 1997 à 200.000 aujourd'hui, soit un facteur de 2.000 en l'espace de moins de trois ans.

Plusieurs initiatives sont là pour démontrer l'éveil des pays arabes à l'Internet et au commerce électronique.

Les Émirats arabes unis, tout comme Égypte, par exemple, prennent très au sérieux la nécessité de se restructurer en préparation à l'avènement de la société de l'information et de la nouvelle économie. Les EAU ont d'ailleurs déjà entamé l'aménagement d'une zone franche pour les petites entreprises spécialisant dans l'Internet. L'initiative inclut la création d'une université spécialisée dans l'Internet et le e-business, d'un centre de développement de logiciel et d'une cité des sciences et de la technologie.

Égypte, quant à elle, a réservé 120 hectares pour un smart village (village intelligent) dans la Cité du 6 Octobre. Le village hébergera des entreprises de développement de logiciel ainsi que des centres de formation, et le projet de l'autoroute de l'information égyptienne sera achevé en 2002.

Les stratégies et les réalisations concrètes de Égypte et des EAU en vue de créer une société arabe de l'information en encourageant la création de compétences humaines à travers la création d'universités et de centre de formation spécialisés devront par ailleurs contribuer à moderniser les gouvernements et la prestation des services publics.

La Tunisie et Égypte se distinguent par les projets de loi qui sont en cours d'examen par les instances compétentes. Parmi les premiers à se connecter à l'Internet, que ce soit au niveau africain qu'arabe, la Tunisie compte à elle seule près de 200.000 abonnés Internet et pas moins de 250 sites web.

Date de connexion de certains pays arabes à l’Internet

Tunisie

Koweït

Liban

Égypte

EAU

Algérie

Maroc

Mai 1991

Décembre 1992

Octobre 1993

Novembre 1993

Novembre 1993

Mars 1994

Octobre 1994

La Syrie, longtemps méfiante de l'Internet s'y est connectée il y a deux ans et a décidé, en avril 2.000, qu'il devrait être accessible à tous les ménages. Le nombre d'abonnés y est pourtant de 20.000 selon DIT News.

L'accès universel nécessitera de la part de la Syrie la modernisation de son infrastructure de télécommunications et informatiques, condition sine qua non de l'adoption massive de l'Internet, elle même nécessaire au passage à l'ère du commerce électronique.

En attendant, la plupart des abonnés syriens ont recours aux infrastructures du Liban où un abonnement Internet mensuel ne coûte que 9,99$. Les économies d'échelle résultant de la coopération syro-libanaise dans ce domaine augurent d'une croissance qui ramènera la Syrie au niveau moyen des autres pays arabes en très peu de temps.

Citons par ailleurs le projet du Commerce One Global Trading Web développé par Commerce One, Inc., leader dans le développement de solutions B2B et annoncé par l'organe de presse arabe DIT News le 2 mai 2000. C'est en effet la première fois qu'un leader international de la classe de Commerce One, associant des représentants régionaux de leaders de l'industrie informatique tels que Microsoft et Compaq, investit dans la région. Dès la première phase de mise en oeuvre du projet, le Global Trading Web sera déployé dans quatorze pays dont treize sont arabes (les 6 pays du Golfe, la Jordanie, le Liban, le Yémen, Égypte, l'Algérie, le Maroc et la Tunisie). Le quatorzième pays étant la Turquie.

La disparité au sein des pays arabes

L'état d'avancement des pays arabes en matière de commerce électronique a fait l'objet d'un rapport qui conclut que les six pays du Golfe (Bahrain, Koweït, Oman, Qatar, Arabie Saoudite et EAU) présentent des opportunités exceptionnelles pour le commerce électronique et le B2B. Le volume total du commerce électronique du Golfe est en croissance vertigineuse et se situera entre 25 et 90 milliards de dollars en 2002. Mais il est vrai, admet le même rapport que pour les autres pays arabes, les fondations du commerce électronique sont loin d'être jetées.

S'il y a de grandes différences entre les pays dits avancés et les pays arabes, il en existe au sein même de ces derniers. Les six pays du Golfe se distinguent par des revenus moyens élevés, une population d'expatriés importante, un système bancaire développé et une infrastructure de communication avancée. Ceci fait que le taux de pénétration de l'Internet dans ces pays est quinze fois plus important que celui des autres pays arabes. Ainsi, dans les 12% de la population arabe totale, 60% de tous les internautes arabes sont dans les pays du Golfe.

Avec des taux de pénétration de l'Internet et le taux d'utilisation des cartes de crédit inférieurs à 0,5%, les performances des pays arabes en matière de commerce électronique sont actuellement démoralisantes. Mais cela est appelé à changer. Visa International et Intel Corp. estiment que d'ici 2002, le niveau du commerce électronique B2B dans la région du Golfe équivaudra à 4% du volume total des transactions B2B projeté par l'Union internationale des télécommunications au niveau planétaire. Considérant que la population du Golfe ne représente que 0,6% de la population totale, l'on réalise rapidement le potentiel que cette région représente dans un futur plus immédiat que les cinq ans de The Economist Intelligence Unit.

L'Histoire nous rappelle souvent que l'influence maritime et commerciale des Arabes s'était ternie et que celle de l'Europe commençait à prospérer suite aux découvertes et conquêtes des XIVème et XVème siècles.

Au moins une fois déjà, les Arabes ont raté une révolution. Si les années 1980 nous ont apporté l'informatique sur nos tables de bureau, les années 2000 nous apporteront la communication universelle et le commerce à distance.

Commerce et communication sont certes le fort des Arabes, mais quid de la technologie les facilitant?

Les Carthaginois, longtemps routiers des mers, ont également excellé dans le commerce muet et le troc. Ne voilà-t-il pas une nouvelle forme de commerce muet et de navigation dans lesquelles exceller n'est peut-être pas hors de portée.

Notes:

1. The Economist Intelligence Unit est une filiale du groupe The Economist basé à Londres et qui publie l'hebdomadaire du même nom.

2. Le score que The Economist Intelligence Unit a utilisé est la combinaison de deux mesures globales. Premièrement, les attraits de l'environnement d'affaires ont été évalués en fonction du climat général et du contexte économique et ce, selon des prévisions établies sur cinq ans. Cette première mesure utilise en fait 70 indicateurs économiques tels que la solidité de l'économie, le climat politique, le cadre réglementaire, l'infrastructure, la fiscalité et le degré d'ouverture au commerce et aux investissements. Deuxièmement, l'état de l'infrastructure de communications est également évalué. Ainsi, le niveau de connectivité des 60 pays a été déterminé en considérant non seulement l'infrastructure physique du réseau de télécommunications mais également des critères plus généraux tels que les coûts d'accès à l'Internet et le taux d'alphabétisation de la population.

3. GCC E-commerce Primer: An Analysis of E-commerce potential in the Gulf Cooperation Council countries par Communiqué par Insights Research..

4. Dans son Western Civilization: A Brief History, Marvin Perry attribue la suprématie des Européens à l'innovation des vaisseaux marins qui étaient armés de canons et qui permettaient des tirs à distance. Il confirme que ce seul fait distinguait les navires européens des jonques chinoises et des yoles à rames arabes qui sillonnaient l'océan indien. Celles-ci étaient encore utilisées pour aborder les navires ennemis, mais étaient impuissantes faces à des navires européens. C'est ainsi que lors de la bataille au large de la côte ouest de l'Inde, les Portugais décimèrent la flotte arabe en 1509. Cette technologie avait assuré aux Européens la suprématie maritime et par voie de conséquence, avait grandement facilité l'expansion de la civilisation occidentale jusqu'à nos jours.