Le cyberespace et la transformation de l'humanité

La version originale de cet article a paru dans la revue Le Manager

No. 55, février 2001, pages 40-46


Par Mohamed Louadi, PhD

L'Internet a une autre identité, pré-datant celle que le commun des mortels lui connaît. Sous cette identité, l'Internet est le cyberespace, lieu de rencontres des communautés virtuelles. Peut-être bien plus que les médias traditionnels, le cyberespace risque d'avoir des effets inédits sur la société et l'humanité. Ces effets auront probablement plus d'ampleur et plus de portée vu la rapidité avec laquelle le cyberespace étend ses tentacules sur le monde.

Daniel Hawthorne n'avait-il pas eu la prescience d'écrire qu'en fait, grâce à l'électricité, le monde de la matière est devenu un nerf géant, vibrant sur des milliers de miles et que la planète terre, plutôt qu'un globe, est devenue une tête géante, un cerveau d'instinct et d'intelligence(1)? Pierre Teilhard de Chardin, élaborant une conception originale du monde et de l'évolution, imagina que l'homme finirait par atteindre un stade de spiritualité parfaite, nommé le "point omega", dans lequel l'esprit le gagnerait sur la matière. Rejoignant Hawthorne, il a par ailleurs développé le concept de la "noosphère", une sorte de couche enveloppant la planète et réunissant, telle une conscience collective jungienne, tous les esprits pensants(2).

Aldous Huxley n'avait-il pas, pour sa part, prédit que l'imprimerie, le téléphone, le train, l'automobile, le gramophone et tout le reste rendront possible la consolidation de tribus constituées non pas de quelques milliers mais de millions d'individus?(3)

Marshall McLuhan n'avait-il pas prévu qu'à l'âge du Verseau, la télévision, la radio, le téléphone et le jet avaient déjà commencé à tisser le monde de l'après guerre en une communauté unique(4)? C'est basé sur cette prévision et après avoir médité sur la phrase de Hawthorne, que McLuhan formula le concept du Village Global. D'après lui, les médias, et surtout la télévision, ont un impact sur la société bien plus grand que le contenu de ce qu'elles véhiculent (the medium is the message) et un jour les livres deviendront obsolètes et seront remplacés par d'autres médias et donc par d'autres messages.

D'autres prophètes tels que Marvin Minsky, Vinton Cerf, Robert Metcalfe, Michael Dertousoz, Nicholas Negroponte et même Karl Marx ont eu leur part de prophéties quant à ce qui arriverait durant l'âge du Verseau à cause des médias en général et des technologies de l'information en particulier.

Aujourd'hui, force est de constater que jamais le développement de nos sociétés n'a autant été affecté par celui des nouvelles technologies de l'information et de la communication. Le réseau, ou le village global, semble prendre forme. La planète semble bel et bien sur la voie de devenir ce méga-cerveau reliant une humanité-tribu, voire une cyber-humanité. Les technologies ont cette singulière capacité de changer la manière dont les êtres humains communiquent entre eux et même l'idée qu'ils se font de la communication et de ce que c'est qu'être humain.

Quand bien même il vécut jusqu'en 1980, McLuhan n'a malencontreusement jamais inclus l'ordinateur dans sa liste des médias. Quoiqu'il ait, dans un des chapitres de son ouvrage Understanding Media: The Extensions of Man, étendu le spectre des médias de la parole à l'ordinateur, il n'a jamais dévolu de chapitre à l'ordinateur(5). Il a encore moins envisagé qu'un jour les ordinateurs contribueraient à tisser l'Internet, qu'ils contribueraient à ériger l'ordinateur en intermédiaire entre les hommes afin qu'ils puissent mieux communiquer. La chute spectaculaire des prix des ordinateurs, par exemple, est théoriquement le facteur le plus déterminant dans la prolifération de l'Internet. L'ampleur et la rapidité de ce phénomène n'ont été prévus par aucun des prophètes énumérés ci-dessus à l'exception, peut-être de Gordon Moore, co-fondateur de Intel Corp.

Les prix des ordinateurs chutaient déjà au rythme de 12% par an en moyenne entre 1987 et 1994 puis de 26% par an entre 1995 et 1999. Parallèlement, les prix des équipements de télécommunications chutaient d'environ 2% par an. Il serait par conséquent plausible d'avancer que l'ordinateur est de plus en plus accessible à de plus en plus de personnes et que l'accès aux télécommunications est de plus en plus universel. C'est peut-être pour ces raisons que pour beaucoup, il est devenu évident que les technologies de l'information soient le phénomène du deuxième millénaire. Près de trois cent cinquante millions d'individus utilisent aujourd'hui l'Internet comparés à seulement trois millions en 1994.

Mais se connecter à l'Internet, c'est un peu se déplacer dans un monde cyber qui n'a aucune coordonnée géographique. Comme dirait John Perry Barlow, co-fondateur, avec Mitch Kapor, de la fameuse Electronic Frontier Foundation, l'endroit où vous êtes quand vous êtes sur l'Internet est le même que celui où vous vous trouvez quand vous parlez au téléphone. Parler à quelqu'un au téléphone donne réellement l'impression d'être dans la même pièce. La notion de distance s'évanouit et disparaît complètement(6). Pour plusieurs centaines de milliers de personnes, la communication sur l'Internet a lieu dans l'éther ou dans ce que William Gibson aurait appelé le cyberespace(7).

Le cyberespace est bien évidemment plus vaste et plus riche que le réseau du téléphone. La conversation y est d'une personne à plusieurs centaines de milliers et les contraintes temporelles sont infiniment moindres. Il existe des règles sociales quant à quand utiliser le téléphone et quand le téléphone sonne, il faudra répondre ou perdre le message. Avec l'Internet, ces contraintes sont inexistantes mais l'impression d'être dans la même pièce que l'interlocuteur persiste. Paradoxalement, se connecter au cyberespace, c'est en quelque sorte se déconnecter de la réalité. Se connecter au cyberespace a ce petit rien de métaphysique, de presque spirituel.

Nous vivons dans l'ère de l'information et de l'immatériel, une ère dans laquelle, comme Nicholas Negroponte, directeur du laboratoire multimédia du Massachusetts Institute of Technology aime à le rappeler, la particule fondamentale n'est pas l'atome mais le bit, l'unité de données représentant le 0 ou le 1. L'information peut très bien être livrée sous forme de revues et de magasines (atomes), mais la valeur réelle de son contenu se mesure en bits. Et les bits et les atomes n'obéissant pas aux mêmes lois. La mutation est en fait le fruit de ce passage de l'atome au bit, du matériel et tangible à l'immatériel et presque spirituel.

Le monde est petit... très petit

Avec la substitution des frontières virtuelles aux frontières réelles, la notion même de nation a presqu'imperceptiblement changé durant le XXème siècle. De la même manière, les distances du cyberespace ne correspondent plus aux distances euclidiennes d'antan. Une bibliothèque virtuelle au Japon est plus proche que la bibliothèque nationale du Maroc tant il est plus facile de se connecter à la première qu'à la deuxième.

La caractéristique fondamentale de l'émergence du cyberespace comme phénomène socio-culturel et géopolitique est la proximité et l'écroulement des distances plutôt que l'écroulement des frontières.

Il y a lieu de croire que le monde est plus petit que l'on veuille le croire et ce, indépendamment des médias et des technologies de l'information. Deux chercheurs, Duncan Watts de Columbia University et Steven Strogatz de Cornell University ont pu démontrer, à l'aide d'un modèle de mathématiques expérimentales, que n'importe quel "grand réseau" peut être transformé en un "petit réseau". Le secret du modèle consiste à trouver au sein de n'importe quel réseau composé d'éléments communicants, un "raccourci" qui transcende les frontières pour atteindre un élément distant situé à l'intérieur du même réseau.

Les deux chercheurs ont élaboré une théorie selon laquelle le choix de deux individus judicieusement sélectionnés pouvait significativement réduire la distance séparant deux parties. Empiriquement, les deux chercheurs ont découvert qu'il suffit de quelques raccourcis choisis arbitrairement pour réduire la distance parcourue et transformer un "grand monde" en un "petit monde"(8).

Les travaux de ces deux chercheurs ont été inspirés par la théorie des six degrés de séparation conçue dans les années 60 par Stanley Milgram à Harvard(9). Les applications que Watts et Strogatz ont sélectionnées leur ont permis de confirmer la théorie de Milgram selon laquelle il n'y a jamais plus de six degrés de séparation entre deux éléments arbitraires d'un réseau.

Les communications actuelles, qu'elles soient au sein d'une entreprise ou d'une planète, sont régies par les règles des systèmes localement ordonnés(10). Les découvertes de Watts et de Strogatz tendent à bouleverser les systèmes localement ordonnés en créant des raccourcis qui passent outre les canaux de communication établis. Le résultat est une accélération remarquable du flux de l'information. Sans vouloir promouvoir l'anarchie dans les systèmes de communication, Watts et Strogatz avancent qu'un nombre limité de raccourcis est suffisant pour arriver au résultat escompté.

Il est clair que la théorie des six degrés de séparation est vérifiée en dehors du contexte de la technologie. Mais la prolifération de l'Internet et des moyens de communication tels que le téléphone et le courrier électronique peuvent réduire le nombre de ces degrés rapprochant encore davantage n'importe quel humain de n'importe quel autre humain. Les technologies de l'information et de la communication peuvent non seulement réduire les six degrés de séparation mais accélérer la vitesse de transmission des messages. Cela constitue un gain au niveau de la distance et un gain au niveau de la vitesse(11).

Aujourd'hui, il est indéniable que grâce aux technologies de l'information, les peuples de ce monde ont les moyens de mieux se connaître les uns les autres et de court-circuiter les canaux traditionnels de communication. Un américain à Pittsburgh pouvait, lors de la guerre du Golfe par exemple, apprendre de son vis-à-vis Israélien blotti dans sa cave, quand exactement un missile Scud avait atteint Tel-Aviv et ce, avant même que CNN l'annonce. Si elle l'annonce. Son vis-à-vis Israélien lui était inconnu avant l'occasion et lui est redevenu inconnu après mais le raccourci a fonctionné l'espace d'une rencontre cyber-spatiale, un peu comme lors d'une rencontre de deux badauds au hasard d'un accident de la circulation. Il est aujourd'hui possible de voir la mort d'un enfant Palestinien en direct et il est aujourd'hui possible d'en savoir plus sur l'incendie d'un funiculaire dans un tunnel du glacier du Kitzsteinhorn dans les Alpes que sur ce qui se passe dans son propre quartier.

La réalité virtuelle, un pléonasme?

Les conséquences futures des technologies de la communication sur l'individu, la société ou la planète toute entière sont, presque par définition, imprévisibles. Mais l'on sait que si l'Homme façonne les médias et les technologies, ces dernières, par retour, façonnent la manière dont l'Homme vit.

La télévision a transformé la consommation des ménages et la vie de famille. L'automobile a transformé les cités et a contribué à la création des banlieues et des banlieusards. L'horloge a synchronisé le travail. Mais l'on ne sait pas si la télévision a effectivement rétréci le champ de notre attention, si la calculatrice nous assiste au détriment du développement de notre mémoire, si l'automobile a accentué ou diminué notre sentiment d'isolement, si l'horloge a faussé notre sens inné du temps et a ainsi modifié notre espérance de vie subjective, si le GSM a des effets pervers sur notre cerveau, etc. A cause de la calculatrice, nos enfants ne connaissent plus la preuve par neuf ou la magie des nombres et du calcul mental. Et l'on ne sait pas quel effet le cyberespace aura sur l'individu, la société et la planète.

Mais déjà le cyberespace a contribué à la formation de communautés virtuelles procurant à leurs membres un sens d'identité et d'appartenance radicalement différents de ceux de la vie réelle. Dans certains cas, ces communautés virtuelles ont donné à leurs membres une identité et une appartenance qu'ils n'ont jamais pu avoir dans le monde réel(12). Ces communautés ne sont plus centrées autour de la proximité sociale ou géographique mais sur le centre d'intérêt commun. Par ailleurs, un médecin togolais pourrait être plus proche de son confrère pakistanais que de son voisin de palier.

La plus grande partie du trafic sur l'Internet aujourd'hui est composée de mots, de paroles et de phrases échangés entre des êtres humains, que ce soit sous forme de missives électroniques, de discussions sur ICQ ou de conférences sur les newsgroups de Usenet. La plupart de ces humains ne se sont jamais vus et la plupart d'entre eux ne ressentent nullement le besoin de se voir. Dans le cyberespace, le concept même de la personne devient abstrait et quasi-imaginaire puisque derrière les pixels de l'écran, au bout du fil ou de l'autre coté de l'Internet, se trouve une personne réelle.

Dans le cyberespace, la relation entre deux individus est irréelle mais plus intense que la réalité même, car elle implique une combinaison de sens différents. La télévision privilégie la vue, le livre privilégie la vue et l'imagination, la radio privilégie l'ouïe et l'imagination mais l'Internet privilégie le toucher (clavier, souris), la vue (l'écran), l'ouïe (si le communication est sonore) et à plus forte raison, l'imagination. Cela rejoint l'idée de McLuhan selon laquelle le médium est le message. Un texte affiché sur écran ne sera jamais le même que le même message imprimé car il ne mobilise pas les mêmes sens et n'a donc pas le même effet psycho-dramatique. Un message électronique, quoiqu'utilisant l'Internet n'aura jamais la même portée qu'un message posté dans un Usenet car si le premier est plus personnel, le second revêt les caractéristiques d'une conférence. Même le toucher du clavier est différent de celui de la souris, l'un est plus précis et plus rigoureux, l'autre plus libre et plus flexible. Pour certains d'ailleurs le passage de l'un à l'autre demande un effort cognitif considérable. Dès que l'on change d'une technologie à une autre, l'équilibre des sens change et l'attention en est souvent altérée en conséquence. Une relation tributaire de la technologie est modérée par un ratio de sens différents qui arrivent à affecter, voire redéfinir la nature même de la relation.

Selon McLuhan, l'impact des technologies de la communication et des médias sur les cultures et les peuples dépendra du ratio des sens utilisés. Si dans la vie de tous les jours ces sens sont constamment en éveil, l'utilisation des technologies tend à changer l'équilibre de ces sens et l'Internet étant plusieurs technologies en une risque d'avoir des effets inédits sur cet équilibre.

Au delà des sens, la linéarité des pensées et de la réflexion diffère d'une technologie à l'autre et d'un médium à l'autre. Avant l'imprimerie, l'école orale ne reposait que sur la mémoire et particulièrement sur la mémoire visuelle. La technologie de Gutenberg avait imposé la linéarité du texte (de gauche à droite ou de droite à gauche et de haut en bas)(13) et l'ordre des idées. Le hypertexte a bouleversé cet ordre. Un document sur l'Internet peut être lu de bas en haut ou de surface en profondeur aliénant les habitués du texte écrit. Les jeunes d'aujourd'hui surfent plus qu'ils ne lisent et seront davantage à l'aise avec un texte non-linéaire. Peut-être même seront-ils mal à l'aise en présence d'un texte linéaire(14).

Finalement, les symboles deviennent universels et ce, presque subrepticement. Les icônes inventées par Microsoft ou Apple veulent que le symbole utilisé pour représenter un dossier soit une chemise cartonnée de couleur ocre-jaune et la boîte aux lettres symbolisant le courrier électronique sur nos écrans ne ressemble qu'à celles de l'Amérique du Nord. Ces symboles désormais acceptés par tous sont en train de nous imposer une vue irréelle de notre propre espace vital et de ses symboles. Un enfant ne dit plus "Papa regarde un oiseau" en pointant le doigt sur l'écran multimédia mais dira "Papa, regarde un oiseau comme sur le CD" en pointant le doigt sur un oiseau dans l'arbre du jardin. L'analogie ne va plus du réel vers l'imaginaire mais de l'électronique vers le réel et le réel devient le miroir de l'irréel et ne se définit qu'en fonction de lui ou en fonction du réel d'un autre.

Conclusion

Le cyberespace est en train d'évoluer d'un espace où la participation est active et interactive à un espace où la participation est passive et à sens unique. Grâce aux forum Usenet et aux newsgroups, grâce aux communautés virtuelles, le cyberespace aurait pu devenir une extension de l'Homme, comme l'aurait souhaité McLuhan, ravivant ainsi les forum grecs disparus. Pour les premiers colons du cyberespace, celui-ci est devenu un ramassis de pages Web. A leur grand dam, le supra-forum des communications plusieurs-à-plusieurs risque de devenir un vaste centre commercial où les interactions sociales cèdent le pas aux communications insipides et vides de contenu réel.

D'aucuns disent qu'Aristote était le dernier homme à tout savoir. Cela n'est pas si loin de la réalité tant Aristote était érudit dans presque tous les domaines en existence à son époque. Aujourd'hui, il n'est plus possible de tout savoir sur tout. En fait, chaque génération détient une proportion de savoir supérieure à celle qui l'a précédée. Chaque génération étant plus peuplée que celle qui l'a précédée, la somme totale du savoir doit être partagée par un nombre plus grand d'individus. Ceci combiné avec les limitations humaines de traitement de l'information et de mémorisation entraîne que la proportion du savoir pouvant être détenu par chaque individu par rapport au savoir universel ne peut que diminuer de génération en génération.

A moins de se connecter et de communiquer, chacun d'entre nous sera cantonné dans son sous-domaine de sous-spécialité, dans sa micro-expertise, ce qui, pourrait à la limite, équivaloir à une sorte de sublimation de l'ignorance. Les experts parleront aux experts et le Togolais sera plus proche du Pakistanais que des autres Togolais, à moins que l'organisme, l'extension de notre système nerveux ou la noosphère de Pierre Teilhard de Chardin ne se cristallise et ne fasse ressusciter un Aristote multiple dont chacun de nous serait le prolongement.

Chaque époque historique a eu un problème à résoudre. nourrir les masses pour l'ère agricole et les nantir de bien-être matériel pour l'ère industrielle. A présent, l'humanité fait face au problème de l'ère de l'information: la disponibilité et l'accès universels à l'information et au savoir dans une noosphère collective. Dans les deux ères précédentes, l'humanité est passée d'une phase de rareté (famine, pauvreté, ignorance) à une ère de surabondance. Les pays dits avancés sont déjà en train de subir les conséquences de la surabondance: nourriture et problèmes d'obésité et autres maladies aux États-Unis, richesses matérielles et les problèmes de pollution dans les sociétés industrialisées. Mais dans d'autres régions du monde, le problème est tout autre. Les enjeux sont souvent encore ceux de l'ère industrielle, voire même de l'ère agricole. L'on n'ignore pas qu'à l'aube du troisième millénaire, la planète compte encore plus d'un milliard trois cent millions d'individus vivant sous le seuil de la pauvreté et que ce nombre menace d'augmenter. Les statistiques sont en effet inquiétantes. En ce qui concerne l'accès aux médias et aux technologies, plus de 4,5 milliards de personnes sont privées de téléphone, deux milliards de personnes (le tiers de la population mondiale) ne sont pas reliés à un réseau électrique, ce qui les exclut d'emblée de tout accès au cyberespace(15).

Aujourd'hui, les pays engagés dans l'ère de l'information doivent déjà penser à faire face à la surabondance de l'information et aux problèmes d'anxiété et de stress qu'elle engendre déjà dans certaines contrées de la planète. Comment gérer la surabondance de l'information avec les moyens dont nous disposons désormais? Tel est pour eux le défi du futur(16).

Pour les laissés-pour-compte, le défi est encore plus immédiat car tout ce qui est nécessaire à l'entrée dans la nouvelle ère, les lignes de téléphone, l'électricité, les micro-ordinateurs, l'éducation et l'alphabétisation, y fait défaut. En Ethiopie, le prix d'un PC équivaut à 15 fois le revenu moyen par habitant. Il existe plus de lignes de téléphone à Manhattan que dans toute l'Afrique sub-saharienne. Les États-Unis disposent de plus de 660 lignes de téléphone pour chaque 1.000 habitants. Le Tchad, la Somalie et l'Afghanistan en ont 1. Selon Jeune Afrique/L'intelligent, la plupart des pays africains ne comptent que 10 téléphones pour 1 000 habitants alors que la moyenne dans les pays développés est de 500 pour 1 000. Avec 16% de la population mondiale, les nations avancées ont 90% des utilisateurs Internet. L'Asie du Sud-Est compte le quart de la population mondiale mais n'a que 0,04% d'abonnés à l'Internet.

D'après Metcalfe, inventeur de Ethernet, le potentiel ou la valeur d'un réseau constitué d'un nombre n d'intervenants, que ce soit des ordinateurs, des téléphones ou des êtres humains. est proportionnel au carré de ce nombre. L'observation de Metcalfe est devenue une loi portant son nom. Avec les découvertes de Watts et Strogatz et leurs applications du concept des six degrés de séparation, l'inclusion de nouveaux intervenants ne fera que réduire la taille de ce monde, rapprochant les nantis d'aujourd'hui des démunis d'hier et, du même coup augmentera le potentiel ou la valeur de ce monde.

Mais les statistiques de Nua Internet Survey nous permettent d'être optimistes. l'Asie, l'Afrique et le Moyen Orient, longtemps qualifiés de cancres de la révolution de l'information sont en train de rattraper leur retard en exhibant les taux d'accroissement de connexions Internet les plus rapides qui soient. Espérons seulement que la théorie des dominos suggérée par Jacques Attali, ex-conseiller auprès de Mitterrand et président-fondateur de PlaNet Finance, selon laquelle lorsqu'une région du monde se développe, les régions avoisinantes n'ont d'autre choix que de se développer soit vraie. La valeur du cyberespace n'en sera que plus grande et la loi de Metcalfe aura été de bon augure.

1. Nathaniel Hawthorne (1804-1864) dans son livre The House of Seven Gables (1851).

2. Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), voir le Phénomène humain (1955).

3. Aldous Huxley (1894-1963) dans son oeuvre Those Barren Leaves.

4. Marshall McLuhan (1911-1980), professeur de sociologie à l'université de Toronto, célèbre pour sa fameuse phrase The medium is the message.Voir également ses ouvrages The Medium Is the Message: An Inventory of Effects (1967) et The Global Village: Transformation in World Life and Media in the 21st Century (1989).

5. Le livre Understanding Media: The Extensions of Man (1967), écrit en collaboration avec Quentin Fiore, est composé de chapitres discutant 26 médias différents. La liste inclut le mot parlé, le mot écrit, les nombres, l'argent, l'automobile et d'autres extensions de l'Homme, mais pas l'ordinateur.

6. Rares sont les personnes qui utiliseraient un ton de voix plus élevé à mesure que la distance les séparant de leur interlocuteur est plus grande. Le Pour la plupart des individus, le ton de la voix est généralement le même pour une communication dans la même ville ou une communication internationale!

7. C'est à William Gibson, écrivain de science fiction, que nous devons l'expression "cyberspace", plus tard littéralement traduite en français, "cyberespace". A l'époque, Gibson avait utilisé l'expression dans son célèbre roman, Neuromancer (1980), pour décrire une contrée artificiellement générée par ordinateur et dans laquelle les acteurs plongeaient en connectant des électrodes directement à leur cerveau. Le terme fut plus tard adopté par les communautés virtuelles pour signifier l'aspect irréel et immatériel qu'inspire souvent l'Internet. C'est encore, à ce jour, la manière dont les pionniers de l'Internet l'appellent.

8. L'expression consacrée dans cette recherche est small world. Les résultats de cette recherche ont été publiés dans la revue scientifique Nature dans le numéro de juin 1998.

9. Milgram avait retenu un échantillon de personnes vivant au Kansas et au Nebraska, deux états des États-Unis. Il leur remit à chacun une lettre qu'ils devaient acheminer à quelqu'un qu'ils ne connaissaient pas et vivant dans l'état du Massachusetts. Il leur demanda de commencer par envoyer la lettre à quelqu'un qu'ils connaissaient et qui aurait le plus de chances de faire parvenir la lettre à destination. Milgram remarqua que dans chaque cas, il ne fallut que cinq intermédiaires avant que la lettre n'arrive à destination. Ceci lui permit de conclure qu'il n'y avait que six degrés de séparation entre les gens vivant dans le Massachusetts et ceux vivant dans le Midwest (Nebraska, Kansas, etc.).

10. Autrement appelés locally ordered systems.

11. Trois physiciens de l'université Notre Dame aux États-Unis, Albert-László Barabási, Réka Albert et Hawoong Jeong, ont fait état, dans un article de la revue Nature. Ils ont en fait pu avancer que deux sites Web pris au hasard pouvaient être atteints l'un à partir de l'autre après 19 clicks de souris en moyenne. De là, l'on pourrait conclure qu'il y a bien plus que six degrés de séparation entre deux sites Web. Est-ce à dire que le Web est encore trop petit? A méditer.

12. Voir à ce sujet Howard Rheingold et son The Virtual Community (1993), où il révèle le fonctionnement d'une des communautés virtuelles les plus réputées du cyberespace, le WELL.

13. Pour les Asiatiques, un texte est composé de colonnes de caractères qui se lisent une à une de haut en bas.

14. Dans une expérience empirique sur l'utilisation d'un système informatique utilisant les liens hypertexte, trois chercheurs avaient sélectionné un échantillon de 500 sujets. Parmi ces 500, 430 étaient âgés de plus de 20 ans. La plupart des sujets s'étaient contentés d'utiliser le système passivement tout au long de l'expérience. Des 52 sujets qui étaient passés de l'état passif à l'état actif d'utilisation, 32 étaient âgés de moins de 20 ans. Les 12 autres passaient d'un écran à l'autre très lentement et lisaient tout séquentiellement et dans l'ordre présenté. Les plus jeunes étaient moins centrés, moins linéaires, ne lisaient que diagonalement au point qu'ils semblaient utiliser le système au hasard (P. Baird, N. MacMorrow et L. Hardman, Cognitive Aspects of Constructing Non-linear Documents: HyperCard and Glasgow Online, Actes de Online Information, 1988).

15. Voir Prêts pour le XXIe siècle? paru dans la Presse du 16 décembre 1998.

16. Alors qu'on croyait que le Web contenait entre 1 et 2 milliards de documents, une recherche effectuée par BrightPlanet révèle que le nombre réel de documents accessibles sont au nombre de 550 milliards soit entre 275 et 550 fois plus qu'on ne le croit (voir Le Web Profond, Le Manager, novembre 2000).