Oppenheimer

Mohamed Louadi, PhD

Professeur des universités à l’ISG, Université de Tunis

(19 août 2023)

 

Robert Oppenheimer, le personnage central d’un film d’horreur dont nous connaissons le dénouement dès le début, est connu de tous comme le père de la bombe atomique. Souvent présenté comme un génie de la trempe et de l’époque d’Albert Einstein, Niels Bohr, Enrico Fermi, Werner Heisenberg, Edward Teller, Kurt Gödel, Richard Feynman, et j’en oublie. On le considère -et lui-même se considère- comme le responsable de la mort de plus de 200.000 Japonais, sans compter les brûlés, les cancéreux et les victimes d’autres effets des radiations atomiques issues de la bombe dont il a supervisé la création.

L’amiral Isoroku Yamamoto considéré comme le cerveau derrière Pearl Harbor aurait déclaré que si le Japon perdait, il serait jugé comme criminel de guerre[1]. Le général Robert McNamara, à un moment ministre de la Défense américain, a rapporté qu’un général de l’état-major avait déclaré publiquement que s’ils [les Américains] avaient perdu la guerre, ils auraient été poursuivis pour crimes de guerre[2]. McNamara ajouta « But what makes it immoral if you lose and not immoral if you win? ». La moralité dépend-elle de celui qui gagne la guerre ? Une des règles oubliées par l’ancien ministre à l’époque de la Guerre froide et du Vietnam concerne le nombre de tués, car comme dirait Monsieur Verdoux de Charles Chaplin, le nombre de victimes change la règle : « Un meurtre fait un bandit, des millions, un héros. Le nombre sanctifie. ».

Lors de son unique entretien de sept minutes à peine avec le président Harry Truman, Oppenheimer donne l’impression qu’il regrette ses actes. Et le président s’en offusque profondément parce qu’il s’estime seul responsable de ces mêmes actes. C’est comme si deux hommes se disputaient la pérennité d’un des actes les plus horribles de l’histoire.

Le metteur en scène Christopher Nolan et les protagonistes ont amplement rempli leur contrat. Le film est une grande œuvre tant aux plans artistique qu‘historique. L’usage de iMax 70mm et la pureté des scènes en noir et blanc, sans CGI, ainsi que les différentes niveaux de narration, font que l’œuvre doive être visionnée au moins deux fois.

Mais quel est le message pour ceux qui voient en l’excellent Cillian Murphy dans le rôle principal (ainsi que Emily Blunt, Matt Damon, Robert Downey Jr., Florence Pugh, Casey Affleck et même Rami Malek) un héros, complexe, ambivalent, et donc, bien sûr, mal compris, injustement récompensé par un gouvernement qu’il a pourtant servi loyalement ?

Le film de plus de 3 heures n‘ambitionne pas de nous montrer un héros. En fait il est clair qu’il présente Oppenheimer comme le destructeur des mondes.

Un documentaire « To End All War : Oppenheimer The Atomic Bomb (2023) »[3] fut produit après la sortie du film et qui regorge d’informations supplémentaires, dont les explosions sur Hiroshima et Nagasaki, non montrées dans le film. Dans ce documentaire nous retrouvons, parmi beaucoup d’autres, Christopher Nolan, Charles Oppenheimer, le petit fils du personnage central et Kai Bird et Martin Sherwin, les auteurs du livre dont est tiré le film[4].

La fin de la vie d’Oppenheimer était amère. Ce n’est pas la mort de centaines de milliers de personnes qui le torturait, car comme le souligne Christopher Nolan, Oppenheimer ne s’était jamais excusé publiquement[5]. Mais il avait souffert de l’épreuve de l’audition de sécurité (security hearings) dont la décision de lui retirer son habilitation de sécurité (security clearance) l’avait « tué spirituellement »[6] et qu’il était « vidé après ça »[7].

Qu’est-ce qui joue contre Oppenheimer ?

D’abord l’insistance que la bombe doive être construite.

Dans le film, nous l’entendons entonner « They won't fear it until they understand it. And they won't understand it until they've used it »[8]. Son idée était que la bombe doit avoir les effets les plus horribles afin qu’elle ne soit jamais plus utilisée. Dans le livre nous lisons que quelques jours après le test du 16 juillet 1945, sa secrétaire révèle qu’il travaillait dur pour que la bombe explose « efficacement » sur ces « pauvres petites gens » (p. 314). Ce commentaire fut repris dans le documentaire à la minute 50:18. « Little people » ! Il est allé jusqu’à calculer avec précision la hauteur optimale à laquelle la bombe devait être lâchée afin de causer le maximum de victimes, ainsi que la hauteur optimale à laquelle elle devait exploser[9]. Il pensait que si la guerre se terminait sans l’utilisation d’armes nucléaires, celles-ci seraient certainement de la partie dans la prochaine guerre[10]. Il y eu quand même plus de 1.200 explosions nucléaires selon un décompte établi en 1981 lors de la sortie du documentaire de PBS, The Day After Trinity[11], sans compter le nombre de fois où nous avons frôlé la déflagration de la planète entière.

Ensuite vient son insistance que la bombe soit utilisée sur une vraie ville, avec sa population civile. Cet être qui regrette mais ne s’excuse pas est le personnage qui a insisté pour que la bombe soit utilisée sur une ville de plus de 250.000 habitants majoritairement civils dans un pays dont la plupart des villes étaient déjà brûlées. Cela alors même que lui-même et ses collègues savaient que la probabilité que la bombe enflamme toute l’atmosphère et détruise le monde était non nulle[12]. Pour cette raison, le test effectué le 16 juillet 1945 dans le désert du Nouveau Mexique avait failli faire des ravages dans le pauvre cœur de Oppenheimer, « These things are hard on your heart »[13].

Enfin la mauvaise foi de croire qu’en sacrifiant plusieurs milliers de victimes il en épargnait plusieurs millions. « The use of the atomic bomb on Japanese cities will save lives » entend-on Henry L. Stimson, alors secrétaire à la Guerre dans l’administration du président Franklin D. Roosevelt, dire dans le film[14]. Le but ultime était d’arrêter la guerre et de mettre fin à toutes les guerres ; une chimère que nous traînons depuis que Woodrow Wilson avait décrit la fin de la première guerre mondiale comme étant la fin de toutes les guerres.

Les Nazis ou les Japonais auraient pu, en toute symétrie et purement figurativement, utiliser le même argument d’accélérer la fin de la guerre en bombardant à l’arme atomique n’importe quelle ville américaine (de préférence très peuplée).

Pourtant pour atteindre l’objectif avoué de la bombe atomique, il y avait trois possibilités :

1.    Demander aux Japonais une reddition immédiate et sans conditions étant entendu que le Japon ne pouvait plus gagner la guerre et le savait.

2.    Lancer la bombe « à blanc », loin des populations, éventuellement sur une île déserte du Pacifique, afin de limiter, voire éliminer tout risque de pertes humaines. Les Japonais auraient alors eu un avant-goût de la puissance destructrice d’une telle bombe. L’option de la démonstration avait même été considérée pour la Baie de Tokyo.

3.    Utiliser la bombe sur une grande ville japonaise en causant la mort de plusieurs milliers de personnes, y compris des civils, pour obliger le Japon à capituler.

Alors que la première possibilité était peu probable en raison d’informations obtenues par les services secrets américains à l’effet que les Japonais ne se rendraient jamais, la deuxième option restait la meilleure moralement. Nous comprenons qu’elle ait été rejetée par les stratèges de Washington, mais nous comprenons moins qu’elle ait également été écartée par un savant ou un universitaire !

Le choix fut de bombarder une ville, avec sa population civile, une recommandation faite, entre autres, par James Conant, le président de Harvard University, suite à sa proposition à peine déguisée de bombarder une usine militaire qui soit entourée de logements d’ouvriers[15].

Des 12 villes sélectionnées au début et qui n’avaient pas été abîmées par les bombardement incendiaires, Kyoto fut éliminée par Henry Stimson, le secrétaire à la Guerre en raison de son importance culturelle pour le peuple japonais. Et parce que c’était là qu’il avait passé sa nuit de noces. Le nombre de villes cibles fut ramené à quatre, sélectionnées en raison de leur topographie qui permettait de mieux étudier l’impact des bombes. Hiroshima était ainsi choisie parce qu’elle était plate.

Les Japonais n’avaient évidemment pas capitulé après Hiroshima. Ils furent obligés de le faire après Nagasaki. Le cas échéant, les Américains étaient-ils prêts à utiliser la bombe une troisième, ou même une quatrième fois ?

Quelle était l’utilité d’utiliser la bombe deux fois ? Oppenheimer lui-même ignorait la réponse à cette question[16]. Il est possible que la première fois ait été de montrer que les Américains avaient une bombe ; la deuxième fois pour montrer qu’ils avaient deux bombes et pouvaient en avoir d’autres[17]. Seraient-ils allés jusqu’à bombarder une troisième fois ? Une quatrième fois ?

Une grande partie des savants impliqués étaient Allemands, parfois juifs et avaient une raison presque personnelle de viser l’Allemagne. Heisenberg, Oppenheimer, von Neumann, étaient de grands noms de la science dont, selon les témoignages insistants de ceux qui les avaient connus, étaient d’une très grande intelligence. Dès le début les savants du côté américain destinaient la bombe aux Nazis. La donne changea après les morts successives de Roosevelt et d’Hitler (survenues successivement les 12 et 30 avril 1945). Suite à la chute de Berlin, les Allemands se rendirent sans condition. L’usage de la bombe contre eux devint de ce fait superflu ; certainement au grand dam de beaucoup.

Mais les Américains étaient plus que jamais décidés à construire la bombe[18] et Oppenheimer lui-même voulait encore que la bombe soit utilisée, sinon, comment le monde saurait-il ce qu’elle était ?[19] Pour Washington elle devait être utilisée pour au moins justifier les deux milliards de dollars dépensés[20].

John von Neumann insistait même qu’après le Japon la bombe soit utilisée d’une manière « préventive » contre les Soviétiques[21] avant qu’ils n’obtiennent leur propre bombe. En dépit de l’immensité du territoire soviétique, la ville choisie était Moscou[22], alors peuplée de quelques 4,5-5 millions d’habitants, majoritairement civils !

Le film a eu le succès mondial que nous connaissons. Cependant, il n’a pas encore été projeté au Japon et nous ignorons s’il le sera. Entre-temps Barbie se voit flanquée d’une interdiction au Vietnam pour l’usage d’une carte géographique controversée de la mer de Chine méridionale.

Il faudra clarifier le fait que bien qu’Oppenheimer soit appelé le « père de la bombe » et qu’il ait fait la une de la plupart des journaux et magazines de l’époque (comme il le refait encore post mortem aujourd’hui grâce au film), il n’est pas le seul à blâmer pour la bombe.

Les véritables premières percées sont venues d’Otto Hahn et Fritz Strassmann, qui, les premiers, et surtout avant les Nazis, avaient montré que la fission nucléaire était possible. Vient ensuite Robert Christy, qui a conçu l'implosion de plutonium qui déboucha sur l’engin qui fut testé sur le site Trinity près de Los Alamos, puis largué sur Nagasaki. N’oublions pas Leo Szilard et Albert Einstein, dont la lettre de 1939 adressée au président Franklin Roosevelt l’incitait à lancer le programme nucléaire américain. Ces derniers ont plus tard décrit leur plaidoyer en faveur du projet comme la plus grande erreur de leur vie[23] (Albert en commit une autre[24]).

Si des amiraux et des généraux dont le métier implique ultimement le don de la mort déclarent qu’ils sont passibles de tribunaux internationaux pour crimes de guerre si leur pays perd, que penser des scientifiques dont la mission n’est pas de donner la mort ? Oppenheimer reconnut avoir déjà damné les physiciens en déclarant, « The physicists have known sin, and this is a knowledge which they cannot lose.»[25]

J’espère de tout mon cœur que les générations actuelles, et futures, saisissent la portée et le sens réels de films tels qu’Oppenheimer.



[1] Pearl Harbor (22 mai 2018). Was the Attack on Pearl Harbor Illegal? https://pearlharbor.org/blog/was-the-attack-on-pearl-harbor-illegal/, consulté le 19 août 2023.

[2] Déclaration faite par Robert McNamara à la minute 42:37 Errol Morris (2003). The Fog of War: Eleven Lessons from the Life of Robert S. McNamara, Sony Pictures Classics. Curtis LeMay avait déclaré « If we'd lost the war we'd all have been prosecuted as war criminals » dans une interview donnée en 1965 à Eric Sevareid pour CBS News. L’interview fut enregistrée le 27 janvier 1965 et diffusée par CBS le 1er février 1965. Voir également James Fallows (30 décembre 2013). But Wait, There's More: Yasukuni, Arlington, Doolittle, and LeMay, The Atlantic, https://www.theatlantic.com/international/archive/2013/12/but-wait-theres-more-yasukuni-arlington-doolittle-and-lemay/282723/, consulté le 19 août 2023.

[3] Christopher Cassel (Juillet 2023). To End All War: Oppenheimer & the Atomic Bomb, NBC News Studio, MSNBC.

[4] Kai Bird et Martin J. Sherwin (2005). American Prometheus: The triumph and tragedy of J. Robert Oppenheimer, London: Atlantic (https://archive.org/details/americanpromethe0000bird).

[5] A la minute 58 de Christopher Cassel (Juillet 2023). To End All War: Oppenheimer & the Atomic Bomb, NBC News Studio, MSNBC.

[6] Notre traduction de « I think to a certain extent, it actually almost killed him spiritually, yes.», déclaration de Richard Rhodes, l’auteur de The Making of the Atomic Bomb. . Voir à la minute 1:22:26 du documentaire de Jon H. Else (20 janvier 1981). The Day After Trinity, PBS, disponible gratuitement (1h36) sur https://www.dailymotion.com/video/x8mwfn8 et la version originale (32mn32) sur https://archive.org/details/thedayaftertrinity/thedayaftertrinityreel1.mov).

[7] Notre traduction de « Oppenheimer was never the same guy again. He was kind of a hollow man after that. », déclaration du même Richard Rhodes. Voir à la minute 1:18:58 de Christopher Cassel (Juillet 2023). Op. Cit.

[8] Voir à la minute 1:35:37 du film de Christopher Nolan.

[9] Déclaration faite par Robert Serber, un des physiciens ayant contribué au projet de Manhattan. Voir à la minute 1:07:06 du documentaire de Jon H. Else (20 janvier 1981). The Day After Trinity, PBS, disponible gratuitement (1h36) sur https://www.dailymotion.com/video/x8mwfn8 et la version originale (32mn32) sur https://archive.org/details/thedayaftertrinity/thedayaftertrinityreel1.mov).

[10] Haydn Belfield (22 juillet 2023). Cry baby scientist”: What Oppenheimer the film gets wrong about Oppenheimer the man, Vox, https://www.vox.com/future-perfect/2023/7/22/23803380/j-robert-oppenheimer-film-movie-nuclear-weapons-manhattan-project-world-war-ii-christopher-nolan, consulté le 16 août 2023.

[11] Voir à la minute 1:24:09 de Jon H. Else (20 janvier 1981). Op. Cit.

[12] A la page 183 du livre de Richard Rhodes (1986). Op. Cit.

[13] A la minute 1:54:42 du film.

[14] A la minute 1:41:32 du film.

[15] Voir aux pages 296-297 du livre de Kai Bird et Martin Sherwin.

[16] Voir à la page 476 du livre de Kai Bird et Martin J. Sherwin, où nous pouvons lire; “[Oppenheimer) acknowledged that he had supported the Interim Committee’s decision—but he confessed that he “didn’t understand to this day why Nagasaki was necessary. .. .” He said this with sadness in his voice, not anger or bitterness.”

[17] Haydn Belfield (22 juillet 2023). Op. Cit.

[18] Voir à la minute 36:46 du documentaire de Christopher Cassel (Juillet 2023).

[19] Richard Rhodes (1986). Op. Cit.

[20] Voir à la page 697 de Richard Rhodes (1986). Op. Cit.

[21] Voir à la page 378 du livre de Kai Bird et Martin J. Sherwin (2005). Op. Cit.

[22] Samanth Subramanian (8 mars 2022). John von Neumann Thought He Had the Answers, The New Republic, https://newrepublic.com/article/165581/john-von-neumann-man-from-future-book-review, consulté le 18 août 2023.

[23] Jonathan Gorodischer (11 octobre 2016). This Day in Jewish History | 1939: Einstein Makes His Biggest Mistake, Haaretz, https://www.haaretz.com/jewish/2016-10-11/ty-article/1939-einstein-makes-his-biggest-mistake/0000017f-db72-d3a5-af7f-fbfe922c0000, consulté le 16 août 2023.

[24] L'autre, relativement moins importante, était d'ajouter une constante cosmologique à ses équations de champ dans sa théorie de la Relativité Générale afin d'accommoder un univers statique. le fait d'ignorer que l'univers était en perpétuelle expansion était vraiment une grande erreur (blunder).

[25] Que nous traduisons par, « Les physiciens ont connu le péché, et c'est un savoir qu'ils ne peuvent pas perdre. » Voir à la minute 1:07:32 du documentaire de Jon H. Else (20 janvier 1981). Op. Cit.