Le SMSI. Et après?

La version originale de cet article a paru dans la revue Le Manager

No. 113, décembre 2005, pages 16-17


Par Mohamed Louadi, PhD

Comme nous le savons tous à présent, la deuxième phase du Sommet Mondial sur la Société de l'Information (SMSI) est achevée. Rappelons qu’elle était composée de deux volets: le volet officiel qui a eu lieu du 16 au 18 novembre et le volet des événements parallèles (ICT4all) constitué de plus de 300 réunions, débats et ateliers divers, qui ont eu lieu du 14 au 19 novembre. Ces événements ont impliqué des organisations internationales, des représentations de la société civile, des agences gouvernementales et des représentants du secteur privé venant tant de la Tunisie que de l’étranger et totalisant près de 800 entités. Dans son communiqué du 18 novembre, l'UIT avait précisé que le Sommet de Tunis a été marqué par des négociations intenses, 8 séances plénières, 308 manifestations parallèles organisées par 264 organisations et 33 conférences de presse ayant rassemblé environ 19.000 participants venus du monde entier.

Le plus grand sommet international jamais organisé par l’ONU

Le SMSI a deux particularités. La première, suggérée par M. Yoshio Utsumi, secrétaire général de l'Union Internationale des Télécommunications (UIT), est qu’il s'est tenu en deux phases, l'une dans un pays développé, l'autre dans un pays émergent, soit des deux cotés de la Méditerranée. La deuxième est qu’avec 176 pays représentés, la phase tunisienne du SMSI restera sans doute dans les mémoires comme étant le plus grand sommet international jamais organisé par l’ONU.

Avec ses objectifs multiples, le SMSI ambitionnait de contribuer à la lutte contre la fracture numérique. Fracture qui pour beaucoup signifie malheureusement encore l’écart technologique entre le Nord et le Sud. Or la fracture s’étend bien au-delà, et ce n’est pas par hasard que le sommet porte sur la société de l’information et non sur les technologies de l’information. Il s’agit d’information et de technologies de l’information certes, mais il s’agit surtout d’information, de savoir et de savoir-savoir.

Le fossé (plutôt que la «fracture», aux connotations fatalistes) numérique sépare des personnes de continents différents tout autant qu’il sépare deux élèves dans une même classe, l’un ayant accès à un ordinateur (un have) et un autre n’ayant pas accès à un ordinateur (le have not). Car quand bien même deux personnes auraient accès à un ordinateur, elles pourraient encore être séparées par un fossé. La première peut n’avoir accès qu’à des jeux vidéo alors que la deuxième aurait accès à des encyclopédies sur CD et à l’Internet. Le fossé numérique concerne les ordinateurs, mais il concerne tout autant l’information et l’accès à l’information (et l’ordinateur seul ne le garantit pas). Le fossé numérique concerne le savoir et l’accès au savoir (et l’accès à l’information seul ne le garantit pas). Enfin, le fossé numérique concerne l’action réfléchie et civilisée (et le savoir seul ne le garantit pas). Ne dit-on pas d’ailleurs que science sans conscience n’est que ruine de l’âme? Nous pourrions ajouter que technologie sans savoir n’est que ruine du développement humain.

Alors que les attentes étaient nombreuses et parfois démesurées, le sommet à abouti à plusieurs résultats, non les moindres desquels deux documents, l'Engagement de Tunis et l'Agenda de Tunis pour la Société de l’Information, sans parler de la création du Fonds de Solidarité Numérique (FSN), un concept qui n’est pas étranger aux Tunisiens mais qui est élargi à la planète toute entière. Ce concept a cependant été qualifié de «mécanisme financier innovant et volontaire». Par ailleurs, plus de 2500 projets avaient été lancés entre la première et la seconde phase du SMSI pour réduire le fossé numérique.

L’Engagement de Tunis

L'Engagement de Tunis (40 articles) réaffirme la volonté des États et leur engagement en faveur de l'édification d'une société de l'information globale et orientée vers le développement, plaçant l'humanité au coeur de ses préoccupations, sur la base des principes de la Charte de l'ONU, de la légalité internationale, de la diversité et de l'adhésion totale à la Déclaration universelle des Droits de l'Homme, afin que tous les peuples puissent avoir accès au savoir, l’utiliser et l’échanger au service des objectifs du millénaire.

L’Agenda de Tunis pour la Société de l’Information

Quant à l'Agenda de Tunis pour la Société de l’Information (122 articles), il affirme l'attachement des États à honorer les engagements qu’ils ont pris lors de la première phase du SMSI, réaffirmant l'importance des mécanismes de financement pour combler le fossé numérique et de la question de la gouvernance de l'Internet ainsi que la nécessité de mettre en œuvre et d'assurer le suivi des décisions des deux phases du SMSI.

La mauvaise nouvelle est que le FSN, dans sa version actuelle, ne s’est pas trop éloigné de sa version de «vœu pieux» tant il est vrai qu’il demeure facultatif et que les États ne sont sous aucune obligation de l’honorer. Combien le feraient-ils sachant que beaucoup n’honorent déjà pas leur frais de membership en tant qu’États membres de l’ONU? Mais à la clôture du SMSI, le FSI a tout de même pu atteindre 8 millions d'euros, quoique plusieurs centaines de millions sont nécessaires.  

Un bémol fut sonné par le fait que la gestion technique de l’Internet reste entre les mains de l’entreprise privée américaine ICANN (Internet Cooperation for Assigned Names and Numbers), qui est sous la tutelle du département américain du Commerce alors que la communauté internationale s’attendait à une internationalisation de cette gestion. Ainsi nous voyons-nous déçus que le secteur privé américain n’ait pas profité de l’occasion du SMSI pour démontrer sa volonté de partage de la gestion de l’Internet. A ce sujet, la seule consolation fut la création d'un Forum international pour la gouvernance de l’Internet (IGF), qui aura pour prérogative de débattre de questions telles que le spam et la cybercriminalité, entre autres. La première édition de ce Forum devrait avoir lieu avant la fin du premier semestre 2006, probablement en Grèce.

Alors que près de 50 chefs d’états étaient présents à Tunis, la plupart venaient de pays africains ou arabes. L’absence des chefs d'État les plus riches de la planète laisse perplexe un moment. Mais après mure réflexion, nous ne pensons pas que cela ait, un tant soit peu, affecté la portée des décisions prises. Eurent-ils été présents, que le Sommet aurait eu des relents de Davos et aurait sans doute été qualifié du Sommet des riches et des nantis.

Ceci dit, un bilan global de la mise en œuvre des résultats du Sommet de Tunis sera élaboré par l'Assemblée générale de l’ONU en 2015. Entre-temps, il est demandé à l'assemblée générale de l’ONU de déclarer le 17 mai journée mondiale de la société de l'information.

La fierté d’être Tunisien

Un autre résultat, purement subjectif, ne pouvant pas avoir été couvert par la presse internationale est la fierté que nous avons eue à faire partie de cet événement historique, de voir se réaliser encore une fois l’hospitalité proverbiale de la Tunisie et la fierté ressentie et partagée par les participants africains et arabes frères, car cet événement eut bien lieu en terre arabe et africaine. Il y eut des moments où on se serait crus à New York, Boston, Chicago, ou Los Angeles tant l’organisation et la qualité des interventions étaient aux normes internationales.  Par ailleurs, il y eut 31 applications présentées par des pays arabes ayant été primées pour le prix du meilleur contenu (Arab eContent Award 2005) dont cinq tunisiennes: Maghrebmed, l’Université Virtuelle de Tunis, Carthage, l’époque punique, WebTelegram et le Portail du CNIPE. La présentation, la manière, la forme et la qualité des présentateurs de ces applications nous redonnent confiance dans les entrepreneurs de l’immatériel dans notre pays.

L’avenir

Sur les six milliards d’habitants de la planète, cinq milliards continuent à n’avoir pas accès à l’Internet. Les observateurs les plus optimistes espèrent qu’il y aura un milliards de PC dans le monde en l’an 2010 alors que nous en sommes encore à 660 millions. Les utilisateurs additionnels sont supposés provenir des pays émergents.

L’«explosion» spectaculaire de l’Internet, quand elle est placée dans la perspective de l’explosion démographique de la planète, n’a pas encore engendré le Village Global tant médiatisé. Le fossé numérique existe bel et bien mais semble se rétrécir, du moins en ce qui concerne l’accès à l’Internet. Les documents issus de Tunis soulignent clairement qu'il faut encore faire davantage et plus vite. (Données démographiques: Long-range World Population Projections: Two Centuries of Population Growth, 1950-2150 (United Nations, New York ).